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"Le goût de la terre", une histoire d’amour poignante dans le Maroc d’après guerre

Mina FadliMina Fadli
Écrit par Marion Lantin
Publié le 28 novembre 2022, mis à jour le 15 décembre 2022

L’amour de deux frères berbères, séparés à cause de la dureté de la vie lors des grandes famines au Maroc. L’histoire d’une quête, devenue enquête, qui nous fait découvrir la région du Mogador dans les montagnes de l’Atlas, en passant par Casablanca, Paris et New-York. Un voyage dans le temps vers ce petit village isolé de tout, qui raconte aussi les liens des communautés berbère, juive et arabe, dans un Maroc en pleine mutation. Rencontre avec Mina Fadli qui nous parle avec plaisir et enthousiasme de son premier roman. 

 

Quel effet cela vous procure de tenir votre premier roman dans vos mains ?

J’ai beaucoup travaillé sur ce roman et je voulais l’éditer vite. Ce livre était une demande de mon père, qui avait la maladie d’Alzheimer et voulait retrouver son petit frère. Au moment où il m’a fait cette demande, il était encore à même de nous reconnaître, d’échanger et de parler de cette douleur et de son enfance. La maladie évoluant rapidement, il fallait que j’arrive à lui montrer un produit fini.

 

Donc, sa demande n’était pas seulement que vous l’aidiez à retrouver son petit frère mais également de faire connaître cette histoire ?

Non, sa demande était seulement de retrouver son petit frère. Il n’y avait pas d’histoire de livre quand j’ai commencé mes recherches. Mais en même temps ce roman, c’est la seule réponse que j’ai trouvée

L’arabe et le berbère sont deux langues complètement différentes. On peut être étranger au Maroc, même en étant Marocain.

Et comment a mûri l’envie de raconter l’histoire de votre père ?

Elle n’est pas venue tout de suite. Au départ je prenais des notes. Je suis allée au Maroc, au bled, dans les montagnes de l’Atlas. Ma grand-mère maternelle m’a raconté l’histoire de cette époque, tout ce que je décris au début du livre, les grandes famines, etc. je l’ai beaucoup enregistrée, en langue berbère, puisque là-bas c’est en terre berbère. L’arabe et le berbère sont deux langues complètement différentes. On peut être étranger au Maroc, même en étant Marocain.

 

Oui, même la grand-mère à un moment du roman met Mohamed en garde en lui disant "méfie-toi des arabes quand tu iras à Casablanca"!

Exactement, il y a une grosse différence entre les terres berbères et arabes. Et donc de fil en aiguille, j’ai cherché cette histoire du Maroc, que je n’ai jamais étudiée, puisque je suis née en France, à Paris. Et comme cette enquête était difficile émotionnellement, j’ai commencé à écrire. Je voyais bien qu’il y avait peu de chance que je retrouve ce petit frère, c’était un moyen de donner quelque chose à mon père, d’apporter une réponse.

J’ai beaucoup de témoignages du village me relatant tous ces morts, ce charnier, la fosse commune, cette puanteur. Tous ces oubliés

Où est alors la limite entre fictif et réel ? On comprend avec l’épilogue, que la partie où ce petit frère devenu adulte émigre à New-York est inventée, mais ce qui précède est l’histoire vraie de votre père ?

Oui, il y a une grosse part de recherche pour tout ce qui concerne Mohamed, mon père. Dans le livre, sa recherche à lui est vraie.

 

Et donc son départ pour Israël, son arrestation en Lybie….

Oui tout cela est vrai, son emprisonnement, j‘ai même des traces de tampon sur son passeport, etc. Tout cela est une histoire réelle. L’histoire de M’Bark (le petit frère) est plus difficile, car mon père n’avait que quelques bribes d’informations: Le départ de son frère, comment sa mère avait en quelques sorte "vendu" ce garçon. Et ça mon père est dans le déni. Il me dit "Non, ce que tu racontes n’est pas vrai, je me souviens très bien". J’ai bien senti qu’il y avait un conflit chez lui par rapport à ça, il ne pouvait pas l'admettre. Alors que ma grand-mère maternelle, qui connaissait l’histoire, était très radicale par rapport à cela.

 

Dans le roman on se laisse aspirer par la vie et le destin de Mohamed et M’Bark, on suit le cœur serré leur séparation, leurs vies parallèles parfois à deux doigts de se croiser, et puis on découvre le contexte social, la famine qui a touché le Maroc en 1945. C’est un épisode assez peu connu (en tous cas des Français) de l’Histoire du Maroc, sans cette famine, cette misère extrême, Zahra n’aurait pas été contrainte de se séparer de ses enfants….

Oui très clairement, et du premier enfant, et du second après. Parce qu’elle ne pouvait pas subvenir à leurs besoins; c’était pour leur éviter la mort. J’ai beaucoup de témoignages du village me relatant tous ces morts, ce charnier, la fosse commune, cette puanteur. Tous ces oubliés. On sortait de la seconde guerre mondiale, mais dans les montagnes, tout était si loin, au point qu’il n’y avait pas de route goudronnée… Moi quand j’étais petite, on faisait 25 ou 30 km à pied, ou à dos d’âne, et il n’y a encore pas si longtemps, la route goudronnée (qui s’arrête à 5km avant le village) date d’il y a 7 ans seulement…C’est un isolement total. La grande famine a touché tout le Maroc, mais encore plus dans les montagnes, les sacs de farine n’arrivaient pas jusque-là. Ni l’approvisionnement, ni l’aide humanitaire de l’Amérique ou de la France.

C’était l’occasion avec ce récit de donner une autre image de tous ces immigrés qui sont arrivés en France et finalement qu’on met dans un même sac

Vous ne condamnez pas Zahra, la mère des deux garçons, c’était important pour vous de montrer le processus qui a poussé cette femme à abandonner ses enfants pour les sauver ?

Oui je ne la condamne pas, parce qu’elle voulait la survie de ses deux garçons. Elle était démunie, aussi par la perte de son mari; victime elle-même d’un autre mariage qui l’a amenée à un désespoir total. C’était tout juste une jeune fille de 25 ans, misérable, avec ses deux garçons sur les bras et c’était trop douloureux pour elle.

 

On retrouve la même empathie à l’égard de Yamna, qui n’a pas pu avoir d’enfant, et qui par hasard a eu l’occasion de sauver M’Bark, mais qui a décidé de le garder pour elle et de l’élever comme son fils.

Exactement. Je ne la condamne pas non plus. Elle savait d’où il venait. Elle aurait pu le ramener. Mais en même temps elle savait qu’elle le remettrait dans une misère aussi, et elle, elle lui apportait de l’amour. Ces deux femmes sont des survivantes de cette misère. Yamna fait ce choix d’apporter plus à M’Bark. L’envie maternelle l’a emporté sur sa raison. Et après elle a été piégée dans ce mensonge. Elle ne pouvait plus s’en sortir.

Mes parents ne parlaient que berbère à la maison et j’ai appris le français à 3 ans en arrivant à l’école maternelle.

Pourtant M’bark réclamait sa mère, son frère. A 5 ans on est assez conscient…

C’est ça. A 5 ans on est déjà bien conscient et finalement, d’être pris dans une nouvelle famille, une nouvelle vie, un contexte complètement différent, il met toute sa première vie loin dans son subconscient. Dans sa nouvelle réalité, il n’a pas envie de tout admettre.

 

couverture du livre le gout de la terre

 

 

Il ne faut que quelques pages au lecteur pour saisir toute la dimension du titre « le goût de la terre », qui dit à la fois l’attachement au lieu de ses origines mais aussi la dureté de la famine. C’était important pour vous de faire connaître le quotidien des habitants de ces petits villages de l’Atlas? On peut parler de vos racines, puisque visiblement votre mère aussi est d’origine berbère ?

Oui c’était l’occasion avec ce récit de donner une autre image de tous ces immigrés qui sont arrivés en France et finalement qu’on met dans un même sac. On les qualifie soit d’immigrés, soit de musulmans, soit d’arabes, alors que chacun a son identité propre. Avec son histoire propre. Et être un Marocain de Casablanca ou des montagnes, ce n’est pas la même chose. Et c’est important de redonner cette identité aux berbères. Non pas que ce soit un peuple oublié, puisqu’aujourd’hui il y a des revendications très fortes. Leur langue, leur culture, leur cuisine, leur mode de vie, leurs relations. C’est une langue extrêmement poétique, extrêmement dure à apprendre. Moi-même c’est ma langue première. Mes parents ne parlaient que berbère à la maison et j’ai appris le français à 3 ans en arrivant à l’école maternelle. Je me sens un peu handicapée aujourd’hui parce que je le comprends parfaitement mais j'ai du mal à le parler car je n’ai pas l’occasion de le faire. Je réponds en français à mes parents, et finalement chez moi cela a toujours été un mélange franco-berbère-arabe. On n’a jamais parlé une langue "propre" quelque part, mais baigné dans un mélange de plurilinguisme. Il n’y a que lorsque je vais dans les montagnes, là ils ne parlent qu’une seule langue. Pas un mot d’arabe ni de français.

Mon père ne m’a jamais parlé de la France ou des Français qui étaient installés au Maroc comme des colonisateurs

Il y a deux idées fortes dans votre roman, l’amour fraternel d’un côté et les évènements d’une partie de l’Histoire du Maroc. Votre histoire commence pendant la seconde guerre mondiale, alors que le père des garçons s’est engagé pour aider à libérer la France et retrace les évènements qui ont conduit à l’indépendance du Maroc. On ressent une grande neutralité dans votre manière de raconter cette période, beaucoup de distance, une posture presque d’Historienne. Ce qui est mis en lumière c’est ce désir d’indépendance du peuple, on ne sent pas de prise de position politique de votre part.

Je ne sais pas si c’est volontaire. Peut-être que moi-même je n’ai pas réfléchi à la question sur ma prise de position. L’indépendance du Maroc n’a pas été violente, même si je retrace quelques éléments violents dans mon roman. Ce n’est pas l’indépendance d’Algérie. C’était un protectorat. Les conditions n’ont pas été aussi dramatiques que dans d’autres pays. Mon père, qui a participé quelque part à cette indépendance, ne m’a jamais parlé de la France ou des Français qui étaient installés au Maroc comme des colonisateurs. Je n’ai jamais entendu ce discours chez moi. J’ai toujours entendu mon père avec un discours paisible. Il est arrivé jeune à Casablanca et pour lui, le Maroc c’est Casablanca. Il y avait la base américaine, beaucoup d’Américains, et puis les Français, les Espagnols. Et ce multiculturalisme a nourri mon père, et il en parle de façon très positive. Donc je n’ai pas pris parti. Les Français qui étaient installés l’étaient à juste titre puisqu’il y avait un protectorat. Même après l’indépendance, de nombreux Français sont restés là-bas.

 

Vous abordez aussi la problématique de la communauté juive à l’époque de l’indépendance du Maroc, du départ de nombreuses familles vers Israël, la terre promise, et de cette bipolarité culturelle, se ressentir profondément marocain et d'appartenir à une communauté religieuse et culturelle qui n’est pas majoritaire dans le pays. Le sentiment aussi d’être rejeté par les siens.

La communauté juive était une communauté intégrée. Ils ont été poussés à un moment à partir. Même si le Maroc ne souhaitait pas ce départ à la base. Mais avec la création de l’État d’Israël, il y a eu des peurs. Il y avait Nasser à l’époque. Et on peut comprendre les craintes de cette communauté qui faisait vraiment partie du Maroc. C’est amusant car aujourd’hui je suis plein de groupes de marocains étrangers sur les réseaux sociaux, pour voir un peu justement toutes ces communautés ; il y a un grand nombre d’Israéliens d’origine marocaine qui reviennent au Maroc construire des maisons, qui se réinstallent et qui veulent recréer des liens avec ce Maroc. Parce qu’il y avait des liens très forts, depuis des générations, des milliers d’années. Autant les Français étaient là depuis quelques années, autant les juifs étaient des Marocains berbères, de langue berbère en plus. Ils étaient avant tout Marocains, avec leur identité cultuelle.

Toutes les femmes de ce roman ont participé à l’histoire du Maroc. Elles ont eu leur rôle.

Sur fond de lutte pour l’indépendance du Maroc, on découvre Keia [Raiya], une femme forte et émouvante, qui a pris Mohamed sous son aile.

Oui c’est un personnage qui a extrêmement compté pour mon père, c’est sa deuxième mère, voir sa mère de remplacement quelque part. Cette tante était une réelle militante. Une femme forte, puissante, qui avait des entrées partout, qui s’imposait, qui avait ses réseaux jusque dans la base américaine. Elle avait peut-être mauvaise presse, du moins quand j’en parlais avec grand-mère maternelle, elle n’en parlait pas positivement parce qu’elle était très libérée. C’était amusant d’entendre ma grand-mère en parler: "Tu te rends compte, elle parlait directement aux hommes, ça ne se faisait pas !". Cette tante était suffisamment ancrée et forte pour n’avoir de comptes à rendre à personne. Elle avait créé sa petite bande avec ses copines, des femmes fortes.

 

Votre roman retrace la quête d’une vie, celle de votre père, l’histoire d’un formidable amour fraternel; pourtant votre livre brosse davantage le portrait de femmes. Est-ce important pour vous, Mina, ce regard sur les femmes d’hier et d’aujourd’hui ? Des femmes déterminées, battantes ?

Oui ! Même si j’ai fait un livre sur deux garçons, ils sont entourés de femmes qui les ont portés. Les hommes autour ont été extrêmement durs. Un père qui meurt, des oncles affreux. Donc ces hommes n’ont pas aidé ces deux jeunes garçons à grandir. Les êtres présents étaient des femmes, particulièrement fortes. Même dans leur douleur, même dans leur ignorance, même dans leur misère, elles ont essayé de tenir la barque. Elles restent toutes dignes. Peut-être que j’ai voulu rendre hommage à ces femmes. Quand j’ai écrit ce roman, je ne savais pas où j’allais. Je prenais des notes, je compactais, et j’ai essayé d’en faire quelque chose. Toutes les femmes de ce roman ont participé à l’histoire du Maroc. Elles ont eu leur rôle.

La vie est tellement dure, qu’ils sont obligés d’être durs.

Tout en restant dans l’ombre aussi…

Exactement, tout en restant dans l’ombre, sans avoir de réelle existence, sans être valorisées. Elles sont ingénieuses et en plus d’être courageuses, elles sont capables d’inventer un nouveau monde, de porter et d‘accompagner. Et elles tiennent bon.

 

Leila Slimani, auteur contemporaine d’origine marocaine nous a aussi raconté le Maroc des années post-seconde guerre mondiale. Elle nous montre la vie dure de la campagne et des agriculteurs à l’aube de l’industrialisation, la vie dure des femmes, souvent fortes mais dans l’ombre. Quel lien faites-vous avec elle, avec d’autres auteurs peut-être ?

J’aime beaucoup Leila Slimani et j’ai lu bien sûr "Le Pays des autres". Quand il est sorti en 2020 on était en plein Covid et j’étais dans la relecture et la finalisation du 'Goût de la Terre', je me suis dit 'Tiens! un livre sur le Maroc des années 50, c’est dingue'. Les difficultés sont les mêmes, toutefois le Maroc que je décris est encore plus rural, plus isolé. On retrouve des caractères de femmes fortes. La dureté du personnage du mari dans le roman de Leila Slimani me renvoie bien sûr à la dureté des hommes dans ces campagnes, que je décris aussi. La vie est tellement dure, qu’ils sont obligés d’être durs.

Entre berbères et arabes, les berbères sont ceux qui viennent de la campagne, qui ont un côté 'plouc'

Votre père a passé sa vie à rechercher son frère, malheureusement dans la vie réelle il ne l’a pas retrouvé, comment a-t-il accueilli votre livre ?

Entre le moment où il m’a demandé de l’aider à retrouver son petit frère et la parution de mon roman presque 10 ans se sont écoulés. Sa maladie a évolué. Je lui ai lu les premières pages mais cela a été trop douloureux, trop d’émotions. Surtout tous les passages où il est avec son frère dans les montagnes. Je lisais tout doucement, en faisant beaucoup de pauses. Et la maladie faisant, je n’ai pas réussi à aller jusqu’au bout de l’histoire. Quand j’étais jeune, je ne comprenais pas ses grands discours du genre "toi tu as toujours mangé à ta faim", etc. Et ça marque à vie. Le gaspillage, qu’on ne finisse pas une assiette, mon père avait horreur de ça. Qu’on jette de la nourriture, ce n’était pas possible. Quand on n'a pas mangé à sa faim, pas juste une fois mais aussi longtemps, on est tiraillé. Avant d’en parler beaucoup, il a longtemps mis ses origines en sourdine. Ses origines berbères. Vous savez, entre berbères et arabes, les berbères sont ceux qui viennent de la campagne, qui ont un côté 'plouc'. Mon père préférait mettre en avant son enfance à Casablanca. D’ailleurs il a changé de nom. Moi je m’appelle Mina Fadli, mais ce n’est pas le vrai nom de mon père, qui a un nom vraiment berbère. Il ne voulait pas porter un nom aussi marqué, et peut-être aussi qu’il a fait un rejet de cette famille. Il s’est pris un autre nom, qu’il a lui-même choisi. Fadli c’était le nom d’une jeune journaliste égyptienne à l’époque, très tendance et très belle. Représentante de la libération féminine, et qui lui correspondait plus.

 

Vous disiez avoir envie d’un second roman ?

Oui vraiment, je pris beaucoup de plaisir à écrire, même si ce n’est pas ma formation initiale (j’ai un master 2 en sciences physiques). Prendre ces moments pour moi, c’est un plaisir assez intense, obsédant. C’est un peu comme une retraite sur soi-même. J’ai pensé un moment faire une saga sur la vie de mon père, son frère, ça aurait pu. Mais sa maladie m’a rappelé que le temps passait, je voulais lui présenter le livre fini. Mais je garde tous les enregistrements de ma grand-mère maternelle. Elle n’apparait pas dans mon roman, mais c’est une femme forte, puissante. Elle était très directive, c’était elle la manageuse de la maison, elle était la figure emblématique du village parce que c’était elle la plus âgée, la mémoire du village.

 

 

Présentation de "Le goût de la terre" le 2 décembre, à 19H30 à la librairie Jaimes, à Barcelone.

 

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