Même les grands chefs doivent savoir s’adapter à la réalité locale. Le chef étoilé Jean-Michel Lorain revient pour Lepetitjournal.com sur les évolutions positives de son restaurant J’Aime à Bangkok
Le chef étoilé Jean-Michel Lorain fêtera le 1er décembre prochain le 5e anniversaire de son restaurant J’AIME by Jean-Michel Lorain, lové au cœur du quartier français de la capitale siamoise. Fort de cette expérience, c’est dans l’aussi élégant que surprenant décors tête-en-bas de son établissement qu’il se confie à lepetitjournal.com sur l’évolution de la cuisine qu’il propose, pour étonner et satisfaire les gastronomes bangkokois.
Lepetitjournal.com/Bangkok : Comment définiriez-vous votre philosophie de la cuisine ?
Jean-Michel Lorain : C’est une question très compliquée, car il est toujours difficile de parler de ce que l’on fait. Je dirais qu’il s’agit avant tout d’une cuisine de produits plus qu’une cuisine de démonstration.
J’aime avant tout être au plus proche du produit, ce qui fait que l’on doit retrouver à la fois son visuel, son goût et sa texture. Après, tout le travail du cuisinier est de magnifier ce produit pour pouvoir le présenter de la plus belle façon qui soit en fonction de la saison. Finalement, c’est une cuisine assez simple, dans laquelle les produits sont clairement authentifiés, et qui se veut lisible tout en étant gourmande. Elle permet le partage, la transmission d’émotions.
C’est pour cela que cuisinier est un beau métier. C’est magique de pouvoir partager tant par ce que l’on créé que par l’échange que l’on peut avoir avec le client, l’ami, le convive autour d’une table. Cela provoque des moments privilégiés, particulièrement en France, mais aussi en Thaïlande, ce qui n’est pas le cas dans toutes les civilisations ou cultures.
Chez nous, le temps du repas revêt une importance assez singulière. Il n’est pas seulement destiné à nourrir. Il sert également à célébrer des événements en famille ou entre amis, voire même à signer des contrats dans un contexte de plaisir. Ce n’est pas autant le cas sous d’autres cieux. Aux Etas-Unis, par exemple, on ne retrouve pas cette cohésion familiale autour de la table, à part peut-être pour le traditionnel thanksgiving. Ce n’est pas pour rien que l’art de la table à la française a intégré le patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco. C’est le classement d’un style de vie dans lequel repas quotidiens ou du dimanche tiennent une place centrale, plus que la reconnaissance de la cuisine en elle-même.
Vous avez acquis votre notoriété aux fourneaux de votre restaurant "La Côte Saint-Jacques" à Joigny, dans l’Yonne. Pourquoi avoir choisi Bangkok pour ouvrir un deuxième établissement ?
Il se trouve que j’ai des attaches particulières avec la Thaïlande et Bangkok où j’ai ouvert un premier restaurant baptisé "Les quatre saisons" dans les années 90, bien avant que de nombreux chefs viennent s’y installer. Ce restaurant, qui proposait une cuisine typiquement française, a connu une durée de vie assez courte d’environ deux ans, principalement en raison de la crise économique du Sud-est asiatique en 1997. L’investisseur s’étant retrouvé à court d’argent, nous nous sommes vus obligés de fermer l’établissement. C’était dommage, car il commençait à bien marcher. À l’époque, dans la ville, il n’y avait que le Normandie, qui était la référence gastronomique. Nous arrivions juste derrière et commencions à jouir d’une belle réputation.
Cela reste un regret et, comme je n’aime pas rester sur un échec, j’ai toujours dit que si, un jour, j’avais une proposition pour revenir à Bangkok, je serais preneur. Ce fut le cas il y a six ans maintenant, dans le cadre du projet d’hôtel U-Sathorn. Il se trouve qu’au même moment ma fille Marine, qui dirige aujourd’hui l’établissement, avait envie d’une expérience en Asie, de même que notre chef Amerigo Tito Sesti. Tout s’imbriquait parfaitement et en même temps, créant ainsi toutes les conditions favorables à l’ouverture de J’AIME, qui fêtera son 5e anniversaire le 1er décembre prochain.
Fort de ces cinq ans d’expérience, qu’avez-vous du adapter pour satisfaire les goûts de votre clientèle thaïlandaise ?
Il faut commencer par dire que lorsque nous nous sommes installés ici, nous étions arrivés avec un concept qui entendait conserver notre identité de cuisine française tout en proposant un service intégrant des touches asiatiques avec par exemple des plateaux tournants permettant de partager les plats, comme on aime le faire sur ce continent.
Nous avons travaillé dans ce sens pendant presque deux ans pour finalement comprendre que si cela amusait les gourmets occidentaux, c’est étonnamment notre clientèle locale qui se montrait déroutée par cette façon de faire. Pour elle, la cuisine française est porteuse de tradition et d’un style de service bien identifié vers lequel nous sommes finalement revenus. Ce retour vers nos conventions a constitué une première modification.
Mais le renversement majeur de l’offre de J’AIME est qu’elle repose désormais majoritairement sur des produits locaux. Si à l’origine nous travaillions avec environ 80% de produits importés, nous avons aujourd’hui clairement inversé la tendance. C’est Amerigo qui est en charge de les trouver sur place, ce qui représente un gros travail, pas forcément évident. Il faut certes dénicher les meilleures denrées, mais aussi des producteurs capables de nous fournir régulièrement en quantité et qualité.
Après il faut élaborer les recettes en fonction des propriétés gustatives propres à ces produits locaux.
Cette part d’exploration constitue un aspect très intéressant de notre tâche. Même si les produits ne connaissent pas de frontières autres que douanières, il est toujours excitant de trouver sur place des équivalences que l’on puisse adapter et incorporer dans notre cuisine.
Et cette démarche correspond de plus aux préoccupations environnementales actuelles. C’est dans l’air du temps et cela plait énormément à nos clients thaïlandais dont certains nous font part de leur satisfaction de se voir servir des produits de chez eux travaillés à notre façon.
Parmi ces denrées découvertes localement, certaines vous ont-elles interpelé plus que d’autres de par leurs propriétés gustatives ?
Beaucoup d’herbes que l’on ne rencontre pas chez nous renferment des saveurs que l’on trouve le moyen de marier à notre cuisine française, qui est une cuisine d’intégration. Si l’on observe son évolution au fil des siècles, on constate qu’elle a assimilé quantité de produits importés, qui sont venus l’enrichir au fil du temps. Ne seraient-ce que les produits de base comme la pomme de terre, la tomate, les haricots ou nombre de fruits qui ne sont pas natifs de nos terroirs et sont arrivés en provenance d’autres continents.
Et, finalement, nous ne faisons ici que reproduire ce processus -qui continue d’ailleurs en France- où l’on ressuscite des denrées oubliées pour les remettre au goût du jour. C’est un recommencement perpétuel et c’est ce qui est intéressant dans notre profession. On ajoute toujours des couleurs à notre palette. Certaines apparaissent quand d’autres disparaissent, nous permettant de proposer des choses différentes.
Sur le plan de la technique, quels changements vous ont semblé les plus déterminants dans l’évolution de la cuisine actuelle ?
À titre personnel, je ne parlerai pas de techniques que l’on rencontre aujourd’hui comme les sphérifications qui sont certes intéressantes, mais restent des épiphénomènes correspondant plus à une mode qu’à une évolution technique réelle. Pour moi l’évolution majeure repose sur la précision des cuissons et particulièrement des cuissons lentes, rendue possible par le matériel dont nous disposons aujourd’hui. Imaginez que lorsque j’ai fait mon apprentissage en 1977 chez les frères Troisgros, ils venaient de changer le fourneau à charbon ! Les progrès effectués depuis nous permettent presque de travailler au dixième de degré près. Une viande qui a été cuite à basse température et travaillée correctement va révéler un goût totalement différent de ce que l’on pouvait obtenir auparavant. Ce changement est porteur de nouvelles possibilités.
La cuisson sous vide s’est également révélée être une modification importante. C’est une notion parfois galvaudée parce que les gens peuvent confondre le plat sous vide -dont on ouvre le sachet sur l’assiette après l’avoir réchauffé dans certains restaurants- et l’utilisation du sous vide pour réaliser des cuissons permettant d’obtenir des résultats inédits. Ce sont deux choses qui n’ont rien à voir !
Propos recueillis par Régis Levy
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