Meltem de Basile Doganis a fait partie de la sélection 'Panorama' du Festival du Film Francophone de Grèce 2019. Rencontre avec le cinéaste qui nous parle de son premier long métrage.
Elena, jeune franco-grecque, accompagnée de ses deux amis, Nassim et Sekou, revient dans sa maison de vacances à Lesbos, un an après la mort de sa mère. Rapidement, les trois amis vont être confrontés à la réalité de la vie suite à leur rencontre avec Elyas, jeune réfugié syrien.
Après son court-métrage Journée d’appel en 2014, Basile Doganis a décidé d’aborder à nouveau le thème de l’appartenance identitaire, mais dans un tout autre contexte. Invité dans le cadre du Festival du Film Francophone de Grèce 2019, le jeune cinéaste a bien voulu répondre à nos questions sur ce film qui se veut insouciant et grave à la fois.
Le Petit Journal / Athènes : Né de parents grecs, vous avez grandi en France à partir de 3 ans. Quelle est votre relation avec la Grèce ?
Basile Doganis : Je suis arrivé en France à 3 ans. Toute ma scolarité s’est faite en France et donc je me suis très tôt senti français. Mais ma langue maternelle est le grec et je retournais souvent en Grèce avec le sentiment de grandir dans les deux pays en parallèle. Mes parents se sont séparés quand j’étais très jeune. Mon père et tout le reste de ma famille habitant en Grèce, je venais les voir assez souvent.
Même si culturellement, je me sentais évidemment complètement français, comme j’ai eu pas mal de difficultés à avoir ma naturalisation, je vivais comme étranger en France (en tout cas administrativement). Du coup, j’ai gardé un lien d’autant plus fort avec la Grèce, qui me donnait une appartenance officielle et administrative, ce qui me ramenait encore plus vers mes racines familiales.
Dans Meltem, chaque personnage provient d’une famille multiculturelle.
Pour moi, cette question de la multiple appartenance culturelle et identitaire, c’est quelque chose que je connais très bien personnellement et qui me touche. C’est vrai qu’il y a cette galerie de personnages : Nassim, franco-algérien ; Sekou, franco-sénégalais ; Elena, franco-grecque. Mais en plus, dans son côté grec, Elena est issue des réfugiés d’Asie mineure, des Grecs venus de Turquie en 1922.
J’avais envie de combiner toutes ces histoires et surtout de les faire résonner avec la crise migratoire actuelle. Les personnages, qui eux-mêmes ont une histoire de migration, n’ont pas tout à fait le même regard sur la crise actuelle. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé à l’échelle des Grecs de Lesbos qui ont vraiment accueilli de manière extrêmement digne, par rapport à leurs conditions de vie en pleine crise économique, tous les réfugiés, notamment les Syriens dans les années du pic de la crise 2015-2016. C’est parce que eux-mêmes étaient descendants pour la moitié des habitants de l’île de Lesbos des Grecs d’Asie mineure de 1922. Ils avaient un vrai sentiment d’identification.
Ce sentiment d’identification dont vous parlez entre les habitants de l’île et les réfugiés, nous le retrouvons précisément dans le film entre Elena et Elyas, un jeune réfugié syrien.
Elle s’identifie pas mal à Elyas, à la fois du fait de sa propre trajectoire à elle puisque ses propres ancêtres ont fait le même parcours qu’Elyas. Mais c’était aussi la question de l’absence de la mère. Elena a perdu la sienne par le deuil et Elyas a perdu la sienne parce que sa mère a été envoyée dans un autre camp de réfugiés.
Pour moi, la façon dont fonctionne la projection d’Elena dans le problème d’Elyas, c’est aussi qu’elle se donne à travers lui ce qu’elle n’a pas donné à sa mère. En l’aidant à retrouver sa mère, elle se réconciliera avec la sienne alors qu’elles se sont quittées en mauvais termes et le deuil a figé cette dispute.
D’ailleurs, suite à cette dispute, Elena a rejeté sa culture, sa langue maternelle.
Tout à fait. En fait, il y a une espèce d’association entre la mère et la langue maternelle. À partir du moment où Elena quitte sa mère et son pays d’origine, la Grèce, elle ne veut même plus parler la langue. C’est une façon de continuer à se battre avec sa mère. C’est ce qui se passe souvent dans les familles multiculturelles ou qui ont plusieurs identités : au gré des relations des représentants de chaque culture que sont tel ou tel parent, il peut y avoir ce genre de blocage.
Mais souvent ce qui me touche beaucoup, c’est que les parents s’autocensurent. Parfois ils ne transmettent pas d’eux-mêmes leur propre culture pensant que leur enfant va mieux s’intégrer dans la société d’accueil. C’est un peu ce qui se passe avec la trajectoire de Nassim dans le film, qui est d’origine algérienne. On sent bien que son lien est très fantasmatique. Il ne connaît pas trop son pays, avec un ramadan un peu intermittent et assez superficiel. C’est malheureusement le cas de beaucoup d’enfants de 3ème, 4ème génération d’immigrés en France, où le contact à l’autre matrice culturelle est très ténue et d’autant plus problématique parfois.
Il y a donc à la fois le rejet subi, où là ce n’est pas Nassim qui a rejeté sa culture d’origine et il en est d’autant plus attaché de manière fragile et névrotique, et le rejet un peu plus conscient et actif comme celui d’Elena mais qui du coup peut quand même s’inverser.
Le film est plein de contrastes, entre autres le fait d’aborder le deuil en vacances, de mêler les touristes aux réfugiés…
C’est vrai. En fait, l’idée c’était aussi de combiner des éléments très hétérogènes. De même que les identités des personnages sont multiples et peuvent parfois être presque contradictoires entre elles, cela m’intéressait que l’identité filmique du film soit un petit peu hybride aussi. On passe du film de vacances, au drame familial, au drame politique, à la comédie romantique.
Il y a un peu tous ces genres comme ça qui coexistent et pour moi, c’était non seulement une volonté d’être en résonance avec la complexité des personnages, mais c’était aussi la situation de la Grèce de 2015, qui était surréaliste. C’était presque un mélange des genres au sein même du réel : entre l’insouciance des vacanciers, les Grecs sous la crise et l’arrivée des migrants, il y avait toutes les tonalités de tous les registres. Donc c’était aussi pour refléter cette situation assez paradoxale que j’ai recomposé dans la représentation de cette histoire un petit peu tous ces éléments.
Durant le tournage, comment avez-vous été accueilli sur l’île ?
De manière extrêmement hospitalière et accueillante. Après, c’est sûr qu’il y avait un phénomène de lassitude et de saturation que je comprends complètement de leur part, l’idée d’être toujours associés uniquement à la crise migratoire, l’île aux migrants.
L’histoire de l’île, notamment son histoire elle-même migratoire de 1922, la richesse de l’île, la dignité des habitants et la complexité des situations, fait que les gens ont compris que l’île était prise pour elle-même, dans toutes ses dimensions et toute sa profondeur. À partir de là, ils ont été extrêmement chaleureux et positifs.
Êtes-vous entré en contact avec des réfugiés pour préparer le film et rester dans la réalité des faits ?
Bien sûr. En fait, tous les migrants qui jouent des rôles de migrants dans le film sont des réfugiés qui étaient sur l’île au moment du tournage.
Des réfugiés qui ont régularisé leur situation ?
Pas toujours. Après, il y a toutes les situations. Les gens qui ont des papiers, d’autres qui n’en ont pas du tout. D’autres qui sont en attente de l’asile provisoire ou définitif en Grèce, ou alors qui ont fait une demande pour un autre pays. Du coup, cela prend plus de temps. Pendant la durée de l’examen du dossier, ils sont quand même confinés sur l’île.
Lors de mon premier séjour, avant même l’écriture de mon scénario, j’étais déjà allé dans les camps. J’avais rencontré beaucoup de personnes qui travaillaient dans des ONG, pour avoir à la fois des histoires et comprendre la dynamique de l’île. Et à l’approche du tournage, pendant la préparation, je suis allé avec les assistants dans les camps. On a pris le temps d’expliquer le projet, de recueillir les témoignages et de solliciter les gens pour savoir qui voulait jouer ou pas dans le film. Je respectais aussi totalement le fait que les gens veuillent simplement témoigner, ou pas du tout d’ailleurs. Ou de ne pas apparaître. Car des gens pouvaient avoir peur d’être poursuivis aussi, enfin d’avoir des problèmes avec les autorités de leur pays d’origine.
Ils ont compris aussi la sincérité de la démarche et le fait qu’il n’y avait pas de tentative d’enjoliver ou de noircir la situation. Je pense que c’est assez magique le cinéma. Quand les gens sont pris dans ce moment de création, il y a quelque chose d’un peu enfantin, et de naïf même, qui se joue. Les gens sont quand même dans des situations très extrêmes parfois, et malgré cela, le temps d’une journée, d’une scène, ils participent à une création collective et les soucis sont un peu mis de côté.
C’était très beau de voir comment les comédiens se sont liés aux réfugiés. Les acteurs qui jouent Nassim et Sekou ont été extrêmement touchés. Et Karam al Kafri, qui joue Elyas, voyait carrément des gens qui venaient de son propre camp de réfugiés palestiniens de Syrie, et lui racontaient comment était le quartier au moment où ils arrivaient.
Karam était lui-même un réfugié. Ce n’était pas difficile pour lui de jouer un tel rôle ?
Karam avait réussi à s’installer en France avec sa famille. D’ailleurs, je l’ai découvert lors d’un témoignage radio et j’étais vraiment très touché par son histoire et surtout sa façon de la raconter. J’ai voulu le rencontrer et là j’ai eu un petit coup de foudre pour lui. J’ai eu envie qu’il joue, pas tout à fait son propre rôle, mais en tout cas, j’ai incorporé beaucoup d’éléments de son histoire. L’histoire de la clarinette, par exemple, c’est vraiment de lui, c’est un clarinettiste.
Oui, c’était difficile. On en a énormément discuté. En tout cas, sur la trajectoire du personnage, c’était un de mes soucis : qu’il ne soit pas traumatisé de revivre les mêmes choses. Il appréhendait un petit peu, mais comme les trajectoires étaient assez différentes, il m’avait garanti qu’il allait y arriver.
Vous cherchez toujours à vous rapprocher le plus possible de la réalité, comme dans un documentaire, format que vous avez déjà pratiqué. Votre cœur semble balancer entre la fiction et le documentaire.
J’avais commencé un peu moi-même en achetant une caméra quand je vivais au Japon (j’y ai vécu 3 ans). C’est là-bas que j’ai commencé à faire du documentaire. Et j’ai été l’assistant de Jean-Pierre Limosin sur son film documentaire Young Yakuza sur la mafia japonaise. C’est un peu comme ça que j’ai fait mes classes, en autodidacte.
C’est le rapport au réel que permet le documentaire, l’absence de contrôle. Ce contrôle est sans cesse remis en question et on passe de surprises en surprises, grâce au réel qui déjoue les attentes. Comment, en tant qu’artiste, on intègre les aléas du réel dans une forme, avec un point de vue ? C’est quelque chose qui m’a beaucoup marqué et que j’essaie de conserver, même dans une fiction. D’où peut-être aussi mon goût immodéré pour l’improvisation. Je fais énormément de prises improvisées avec les comédiens. Pour moi, c’est une petite résurgence du documentaire, même au sein de la fiction. C’est toujours deux genres que j’essaie d’allier.
D’ailleurs, en même temps de la sortie de Meltem, il y a eu la première d’un documentaire que j’ai fait pendant 10 ans, Altérations / Kô Murobushi, sur un danseur japonais. Les deux films se sont un peu terminés ensemble et leur sortie s’est faite à deux jours d’intervalles. Symboliquement, c’était important pour moi qu’en même temps que la fiction naisse le documentaire qui a vécu en même temps en parallèle. À l’avenir, j’ai très envie de continuer, soit mélanger les formes, soit les pratiquer en parallèle.
D’autres projets déjà en tête ?
Oui ! En fiction et en documentaire. Après, c’est un peu tôt pour en parler car j’attends que toute cette page soit tournée, mais oui, j’ai d’autres projets en attente…
Un film de Basile Doganis Avec Daphné Patakia, Rabah Naït Oufella, Lamine Cissokho, Akis Sakellariou, Maria Kallimani, Pygmalion Dadakaridis, Polydoros Bogiatzis
Durée : 1h27