Chaque jour, ils trainent d’immenses sacs en toile de jute usagée sur de hauts chariots en fer dans les rues d’Istanbul. En Turquie, on les appelle les çekçekçi. Lepetitjournal a tenté d’en savoir plus sur ces travailleurs de l’ombre qu’on croise sans voir.
Sous un soleil de plomb, Ahmet tire péniblement son chariot dans une montée de Karakoy, en zigzag, pour atténuer l’effort. Il se fraye un chemin dans le flot des touristes à coup de « pardon ! pardon ! » retentissants. D’abord surpris que nous l’abordions, il s’arrête pour discuter, accoudé aux hauts bras de son çekçek, le chariot en fer qui l’aide à transporter un grand sac remplis de carton et de plastique.
Le métier de çekçekçi s’est développé au début des années 2000. Alors que la ville croule sous les tonnes de plastique consommées par les 8 millions d’habitants de l’époque, le gouvernement réagit et autorise les municipalités et les entreprises agréées à effectuer le recyclage. Ces organisations peinent à récupérer tous ces déchets, et les citadins ont encore peu de sensibilité écologique. Y voyant une opportunité, certains travailleurs précaires commencent à apporter le carton et le plastique dans les centres de tri contre rémunération. Aujourd’hui, on dénombre à peu près 30 000 çekçekçi rien qu’à Istanbul.
Entre 130 et 150 TL par jour
« Je fais ça parce que je n’ai pas de patron. Je travaille quand je veux et je gagne bien ma vie », argue Ahmet à la manière d’un chauffeur Uber ou d’un coursier à vélo occidental. Néanmoins, la grande majorité des collecteurs de déchets exercent ce métier par nécessité. Ersin a 25 ans et vient de la ville d’Aksaray. Sans diplôme, il est collecteur depuis l’âge de 14 ans. Parcourant les rues à la recherche de morceaux de carton et de plastique, il passe 12 heures par jour à remplir son sac. Une fois plein – il pèse alors 50 kilos - il va le déposer dans un dépôt situé au Perşembe Pazarı, à Karaköy. Un manège qu’il répète cinq ou six fois quotidiennement.
Le centre de tri le paye 0,5 TL pour chaque kilo de carton, 0,7 TL pour le plastique dur et 0,9 TL pour le plastique mou. « Je gagne entre 130 et 150 TL par jour. C’est plus difficile qu’avant. Aujourd’hui, les centres de recyclage préfèrent travailler avec les étrangers car leurs tarifs sont moins élevés », se désole Ersin. Ainsi, un jeune çekçekçi rencontré près de Taksim vend le kilo de carton à 0,25 TL, moitié moins qu’Ersin. Lui vient d’Afghanistan. D’autres sont Pakistanais, Syriens…
Violences
Un documentaire de la TRT de 2013 raconte l’histoire de Cengiz. Ce père d’une famille de 3 enfants exerce le métier de collecteur de déchets « par amour de la nature ». Cette sensibilité est peut-être un moteur de plus pour certains çekçekçi, mais rares sont les habitants qui voient en eux des défenseurs de l’environnement. Et pour cause. Manager du centre de tri ISTAÇ à Şişli, Dunyeli souligne les travers d’un système illégal : « Certaines fois, les collecteurs entrent dans les magasins pour s’emparer des cartons » affirme-t-il. « Ils les prennent directement dans les boites de recyclage destinées aux particuliers. » Les collecteurs des centres ISTAÇ sont payés 300 € par mois pour collecter les déchets, soit environ 200€ de moins que les collecteurs illégaux. « Cela crée des tensions entre nos travailleurs et eux. » Des différends qui se règlent parfois « de manière violente », confie Dunyeli.
Mais plus encore que ces violences, ou les infections et autres fractures, fréquentes dans le métier, c’est le regard que la société porte sur eux que les çekçekçi ont peine à supporter. « Quand j’ai choisi ce métier, mon entourage s’est éloigné de moi », confie Cengiz dans le documentaire. « En nous voyant, on change de trottoir. Nous sommes ‘les autres’, des criminels », abonde Ali Mendillioğlu.
Etre reconnus pour le service qu’ils rendent à la ville depuis de nombreuses années dans des conditions difficiles, même si ce n’est pas toujours par choix : voilà qui embellirait un peu le quotidien d’Ahmet et Ersin, les deux çekçekçi de Karaköy. « Cela m’a fait beaucoup de bien de discuter avec vous. On ne parle à personne dans notre travail », confie Ahmet avant de prendre congé et de reprendre sa route à travers les rues pentues d’Istanbul.