A Istanbul, l’engouement pour le tango argentin est tel que la métropole est aujourd’hui la ville d’Europe où on le pratique le plus, après Berlin. Un succès que ses adeptes expliquent par l’écho que cette danse très codifiée fait à la culture turque.
Dans une ruelle de Kadıköy, dimanche soir, la terrasse du Dunia Bar se prépare à accueillir une soirée de tango, appelée aussi milonga. Comme le veut la tradition, les professeurs, Cansu et Berkan, saluent chacun des participants. La milonga démarre. Sur la piste, un homme en costume regarde une femme dans les yeux pour l’inviter à danser, conformément à la règle du cabaceo. Elle ne se détourne pas. Quelques instants plus tard, ils dansent front contre front, le visage grave, sur un air d’Osvaldo Pugliese.
Depuis l’époque d’Atatürk, le tango argentin est l’une des danses les plus populaires en Turquie. Au point de faire d’Istanbul la ville d’Europe où l’on pratique le plus le tango, après Berlin. Chaque semaine, on dénombre 13 milongas du côté européen et huit du côté asiatique. Un engouement que Çağrı, le DJ de la soirée, explique pas les similitudes d’ordre mélodique : « La musique turque évoque beaucoup de souffrance, à l’instar de la musique de tango. C’est pour ça que j’ai commencé. »
« Immorale »
Les affinités entre tango et culture turque ne se cantonnent pas à la musique. « Les hommes turcs ne vont pas choisir des danses comme la salsa où il faut remuer les hanches car c’est trop féminin. Dans le tango, on est très droit, très fier. L’esprit un peu macho est commun aux deux cultures. »
Pour autant, tout n’est pas figé. Au milieu de la piste, deux femmes dansent ensemble. Une inflexion qu’on peut expliquer par le profil des adeptes : urbains, cosmopolites et libéraux. « J’ai déjà vu danser des femmes portant un voile, mais c’est très rare », confie Cansu. D’ailleurs, la professeure de Tango24, souligne que le tango trouve ses détracteurs parmi une population plus conservatrice. En 2014, une association religieuse d’Adana, jugeant cette danse « immorale », avait demandé l’annulation d’un festival dans la ville.
De six mois à un an
Une réaction due en partie à l’image très sensuelle véhiculée par le tango, et qu’on retrouve dans des films comme Le temps d'un week end ou Dance with me. A tort pourtant, selon une jeune habituée, bien qu’elle-même ait rencontré son partenaire lors d’une milonga. « Ceux qui viennent là uniquement pour draguer sont vite repérés. Entre filles, on se passe le mot et on évite de danser avec eux », explique-t-elle. Et de remarquer : « De toutes façons, le tango est tellement exigeant que cela décourage vite ceux qui viennent pour autre chose. »
De l’avis général, il faut entre six mois et un an de pratique assidue pour commencer à se sentir à l’aise. C’est d’autant plus vrai pour les hommes, « car ils doivent apprendre les pas, comme ce sont eux qui guident », relate Cansu.
Comme pour illustrer ses propos, la professeure entame une danse avec un nouveau venu. L’homme cherche ses pas, se montre hésitant, mais ne se départ pas de son sourire. Entre six mois et un an pour se sentir à l’aise, mais visiblement pas pour prendre du plaisir…