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Łukasz Maślanka - vu de Pologne, la France sur l’échiquier international

PSIM The polish institute of international affairPSIM The polish institute of international affair
Polski Instytut Spraw Międzynarodowych (PISM)
Écrit par Lucien Boddaert
Publié le 25 février 2022, mis à jour le 3 octobre 2023

Łukasz Maślanka a enseigné la littérature et la culture françaises à l’Université Catholique de Lublin. Après avoir soutenu en 2017 une thèse de doctorat consacrée aux séjours de Joseph de Maistre en Russie, il rejoint le Ministère polonais des affaires étrangères. Depuis deux ans, il travaille au PISM en tant qu’analyste spécialisé sur la France. Le PISM est un institut de recherche en relations internationales financé par le Ministère polonais des affaires étrangères. Il doit fournir une analyse indépendante permettant aux autorités de définir la politique étrangère du pays. À l’étranger, cette institution dispose depuis 2 ans d’un bureau à Bruxelles, a ouvert une antenne à Washington, et est sur le point d’ouvrir un siège à Berlin.

 

Note de la rédaction : Cet entretien a eu lieu le lundi 21 février, alors que les contacts diplomatiques se multipliaient, avant la reconnaissance par Vladimir Poutine de l’indépendance des deux entités séparatistes de l’est de l’Ukraine et le début de l’intervention militaire russe.

 

Lepetitjournal.com/Varsovie : La France s’est démarquée par un activisme sur la crise ukrainienne, comment analysez-vous l’implication de la France dans ce dossier ?

Une rupture est intervenue alors que débutait la Présidence Française du Conseil de l’Union Européenne. La politique étrangère de la France est récemment marquée par un prisme vers l’Afrique et la région indopacifique. La dégradation de la situation en Ukraine a conduit à faire évoluer l’ordre des priorités. Tous les moyens sont bons pour essayer de régler la situation et pour retarder une prise de décision de Poutine d’une éventuelle agression et il est louable d’essayer d’impliquer la Russie dans des pourparlers avec l’Occident et avec l’Ukraine.

Ce qui nous inquiète en revanche, c’est le projet avancé selon lequel il faudrait créer une nouvelle architecture de la sécurité en Europe. Selon nous, ce qui est nécessaire c’est de renforcer la coopération avec nos partenaires dans le cadre de la relation transatlantique. Dans la crise actuelle, les pays anglo-saxons sont les seuls alliés crédibles qui peuvent agir comme un rempart au cas où une action militaire russe franchirait non seulement les frontières de l’Ukraine, mais aussi celles de l’Union Européenne.

Nous ne partageons pas l’analyse répandue en France selon laquelle les États-Unis se détourneraient de l’Europe pour répondre à de nouveaux intérêts stratégiques en Asie. Si l’on adopte un regard historique, on observe que le niveau de l’engagement américain au cours de la guerre froide était déjà supérieur en Asie par rapport à celui dirigé vers l’Europe. Après 1945, les armées américaines se sont engagées aux conflits militaires au Vietnam ou en Corée, pas en Europe où suffisait leur présence militaire très limitée, par rapport aux forces du Pacte de Varsovie, pour assurer la dissuasion. Repousser les Américains de l’Europe serait une erreur. Si un dialogue avec la Russie est indispensable, elle ne devrait pas être récompensée par un nouvel ordre plus avantageux pour elle alors qu’elle mène des actions qui déstabilisent la sécurité européenne.

 

Depuis plusieurs années Emmanuel Macron préconise une réflexion sur l’autonomie stratégique de l’Europe qui devrait être moins dépendante du lien transatlantique. La rupture unilatérale d’un contrat important par l’Australie, sous l’action des États-Unis, ne lui donne-t-il pas en partie raison ? 

La France a effectivement subi un revers car l’Australie, qui s’inquiète de la place grandissante de la Chine dans la région, cherche un garant pour sa sécurité et a estimé que la France n’était pas favorable, ou pas en mesure de lui apporter cette garantie. La France n’est pas à la recherche d’alliances qui lui imposeraient d’accorder une garantie d’intervention. Elle coopère bien mieux avec l’Inde par exemple, qui est ouvert à des échanges mais qui n’a pas besoin d’une telle garantie car elle est une puissance nucléaire. L’Australie n’a pas cette puissance et a considéré que les États-Unis seraient mieux à même de lui fournir une protection.

Nous sommes entrés dans un monde où les États ont besoin de garanties solides et non plus seulement de logiques de coopération gagnant/gagnant. Selon moi, cela donne matière à réfléchir dans le contexte européen. La contestation du rôle de l’OTAN en Europe, qui est considérée par beaucoup comme la seule véritable garantie de sécurité, à quelque chose de déstabilisant.

Emmanuel Macron avait parlé de l’OTAN comme d’une organisation en situation de « mort cérébrale ».

La formule d’Emmanuel Macron est intervenue à la suite d’une décision unilatérale des États Unis de retirer ses troupes du nord de la Syrie, sans consultation préalable de ses alliés. On peut critiquer les États-Unis pour cette décision mais dans ce cas l’OTAN n’est pas responsable. Cette déclaration est intervenue alors que Donald Trump avait déjà affaibli l’OTAN tout en renforçant la position militaire de l’Alliance sur le flanc est. Les diplomates français critiquent le manque d’implication de l’OTAN en Afrique. Mais pour la logistique et de renseignement, l’appui des États-Unis est bien là et est indispensable à la France. La France est dans une position spécifique. D’un côté elle a certains attributs d’une grande puissance, c’est un membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, elle dispose de la dissuasion nucléaire et elle a des intérêts globaux de l’Afrique jusqu’à la région indopacifique. D’un autre côté, on peut la caractériser de puissance moyenne de par son potentiel économique et démographique limités. La France doit donc décider de ce qu’elle veut être dans les années à venir.

 

La France cherche à impliquer davantage les Européens pour assurer leur propre sécurité, quel rôle pourrait jouer cette Europe de la défense ?
L’augmentation du potentiel défensif est un aspect essentiel. La France dépense beaucoup d’argent pour sa défense, contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne et l’Espagne, par exemple. Les projets destinés à améliorer l’interopérabilité ou la mobilité des troupes dans l’espace européen sont les bienvenus. Mais l’augmentation des dépenses ne doit pas viser à créer un système alternatif de commandement au niveau européen. C’est le commandement transatlantique qui nous permet de nous sentir en sécurité. Vu d’Europe centrale, l’engagement américain pour le développement des infrastructures et pour la cohérence de la stratégie est indispensable.

 

Revenons au dialogue avec la Russie et à de potentielles sanctions en cas d’échec de la diplomatie. Dans l’arbitrage sur les mesures à adopter, on évoque souvent l’Allemagne et ses liens énergétiques avec la Russie. Existe-t-il des éléments similaires pour la France selon vous ?

Les questions économiques sont plus importantes en Allemagne. En France, les décideurs politiques donnent la préférence aux questions stratégiques plutôt qu’économiques.  Ce qui est à mon avis à double tranchant, la réflexion stratégique est importante mais dans les idées partagées on retrouve des concepts proches de ceux discutés en Russie avec une approche des relations internationales en termes de zones d’influences. Pour nous, ces relations doivent être fondées sur la liberté de chaque État à choisir ses alliances.  

Par ailleurs, les liens culturels entre la France et la Russie sont très forts et certains milieux intellectuels français font preuve de complaisance vis-à-vis de la Russie. Je pense par exemple à Hubert Védrine qui répète que la sécurité de l’Europe ne peut se faire sans la Russie. Pour nous, le problème est que la Russie constitue la principale menace actuellement. Personne ne nie que la Russie soit une très grande culture avec laquelle nous échangeons depuis des siècles, mais pour nous cela n’est pas une raison pour faire preuve d’indulgence face aux errements de la politique internationale de Vladimir Poutine.

Certains estiment que, dans une confrontation croissante avec la Chine, la Russie devrait être un de nos alliés.
Cette idée est populaire dans de nombreux pays, que ce soit en France, en Allemagne ou même aux États-Unis. La Russie a longtemps été perçue comme un problème secondaire, une puissance déclinante, elle montre désormais qu’elle est prête à réaliser ses intérêts par l’utilisation de la force si nécessaire. Selon moi, la Russie et le Chine appartiennent au même monde autoritaire et peuvent se retrouver sur certains sujets. Ces pays ont certes des intérêts géostratégiques différents mais la logique des élites prêtes à se maintenir au pouvoir est proche. 

 

Des alliances entre la Chine et la Russie sont d’ailleurs remarquées en Afrique.
Dans un certain nombre de pays africains, il y a un désenchantement vis à vis du modèle occidental. La Russie et la Chine, qui cherchent à s’y installer, en profitent. La Chine investit dans les infrastructures tandis que la Russie offre une protection des élites au pouvoir en Centre-Afrique par exemple. La France est aux premières loges pour faire ce diagnostic et dénonce de façon croissante la place du groupe Wagner sur le continent.

 

La situation au Sahel est particulièrement préoccupante, même si l’annonce du retrait des forces françaises du Mali a été en partie éclipsée par la crise ukrainienne, quelle analyse faites-vous de la situation dans cette région ?

Une erreur commise par la France a peut-être été de faire le choix d’une présence permanente de la France dans le cadre de la mission Barkhane, au terme de l’opération Serval qui avait permis de défendre l’État malien. A ce moment-là peut-être aurait-il fallu poser des conditions aux États du Sahel pour assurer une maîtrise de la sécurité de leur territoire en échange d’un soutien au développement et d’une coopération renforcée.

La présence prolongée des forces françaises, et européennes, a créé les conditions d’une irresponsabilité de certains États, dont le Mali et le Burkina Faso. Mais un retrait prématuré de la France aurait pu entraîner un retour des djihadistes. Elle se trouvait donc face à un choix complexe. 

La France reproche un manque d’implication des États européens, est-ce justifié selon vous ?

L’analyse du lien entre situation dans le Sahel et sécurité européenne est jugée comme assez fallacieuse dans certaines capitales européennes. Des États africains pourraient être davantage impliqués, je pense ici à l’Algérie ou au Nigéria par exemple.

Par ailleurs, à Paris circule l’idée selon laquelle l’engament au Sahel devrait s’accompagner d’un alignement sur les vues françaises en matière de sécurité. D’après certaines sources officielles avec lesquelles j’ai pu m’entretenir, la France n’était pas intéressée par le soutien de certains pays désireux de s’engager car elle aurait dû négocier ensuite sur l’architecture de sécurité.

Au-delà du Sahel, sur la politique de voisinage au Sud de l’Union européenne, le manque de coordination est notable. Cela s’est particulièrement révélé dans le conflit libyen quand la France et l’Italie soutenaient des camps différents, même si, avec le processus de Berlin, qui doit permettre de soutenir un gouvernement d’unité nationale, nous sommes arrivés à une politique plus cohérente.

 

Sur la crise en Ukraine, comment évaluez-vous la position de la France ?

Indépendamment de ce que la France veut et propose, nous sommes dans l’attente d’une décision de Vladimir Poutine, une décision dont nous devrons assumer les conséquences. Vladimir Poutine fait peu de concessions. Le dernier moment où la Russie a pu faire des compromis a eu lieu au début des années 2010,  le pays montrait une attitude positive alors que Dimitri Medvedev était encore associé au pouvoir. D’ailleurs, la Pologne jouait le jeu et des contacts avancés entre administrations polonaise et russe ont eu lieu. Mais depuis les événements de Maidan en 2013/2014 nous ne recevons plus ces signaux et un dialogue de fermeté est nécessaire. La situation est imprévisible mais le dialogue est important pour présenter nos lignes rouges et retarder les actions déstabilisatrices. Sur l’architecture de sécurité, pour moi le dialogue n’a pas de sens puisque Poutine n’a aucun intérêt à stabiliser l’Europe, en particulier dans son voisinage le plus proche où il ne cesse d’intervenir.

 

Une position consiste à dire que les élargissements successifs de l’OTAN ont été une erreur. La Russie dans les années 90 n’avait pas de visées impérialistes alors qu’un encerclement progressif la pousse à une action militaire aujourd’hui, cet argument n’est pas recevable selon vous ?

SI l’Europe centrale est relativement stable aujourd’hui, c’est en partie parce qu’elle a intégré l’OTAN. Les autres États de la région sont déstabilisés. La tentation qui serait de mettre en cause l’Occident pour une transformation qui n’a pas été réussie en Russie n’a selon moi aucune justification. Dans les années 90, les élargissements de l’UE et de l’OTAN n’étaient pas des sujets importants pour les Russes, contrairement au choc de la guerre en Tchétchénie et aux inégalités sociales provoquées par le développement du capitalisme oligarchique. La place particulière en Russie des services secrets et de la délinquance organisée, qui a fleuri dans les années 90, sont des facteurs domestiques à la Russie. Sans élargissement de l’OTAN, l’Europe « carolingienne », à l’ouest du continent, ferait face à des problèmes encore plus importants aujourd’hui car le potentiel déstabilisateur de la Russie serait renforcé par celui des pays postcommunistes alliés qui, privés de perspective européenne et atlantique, auraient probablement partagé le sort du Bélarus.