Souvent, lorsqu’on arrive dans une ville, la première chose que l’on fait est de marcher. Marcher, flâner, se balader, arpenter les rues, à la recherche d’un signe qui vous dira de rester. L’architecture d’un immeuble, un souvenir associé au nom d’une place, d’une fontaine, d’une église cachée au fond d’un quartier, d’un visage croisé. En réalité, la ville est une présence mouvante, charnelle, évanescente parfois, mais jamais anodine. Flâner, c’est comme se rendre à un rendez-vous amoureux avec le cœur battant. Une attente et un verdict. Et puis, lorsqu’on a respiré l’air de la ville, on s’arrête dans un café. C’est là que tout se cristallise. Au son des rires, des engueulades, des débats passionnés, et des pleurs versés dans le soda. Les lèvres trempées dans un cappuccino, un verre d’eau ou un gin tonic, commence alors le rêve de la ville…
Sous l’œil complice d’une désemparée, derrière la Plaza de la Virgen, Las Horas
Valencia es un atrapo. J’aimais cette ville. Je m’arrêtais dans un café qui semblait d’un autre temps. Sur la façade, une brune au milieu des orangers indiquait qu’ici, on buvait la meilleure des Aguas de Valencia. Je rentrais. C’était étrange cet intérieur baroque, aux relents de loge de primadonna. De vrais faux tableaux anciens, du cristal en cascades, un air de Pierre et Gilles à la mode espagnole. Sous le plafond bleu parsemé d’étoiles, les buveurs sirotaient tranquillement cette fameuse Agua de Valencia. L’air bruissait des conversations et des verres choqués les uns contre les autres. Je commandais la même chose et sirotais ce cocktail d’orange et de je ne sais quoi. Doux. Sucré. Velouté. Tendre comme un bonbon que l’on a gardé dans sa poche et que l’on choisit enfin de manger.
Un verre, deux verres, trois verres… Je sortis, un peu grise. La nuit tombait sur la basilique. Le nez en l’air, je profitais de l’heure bleue, légère comme une plume. Très vite, je m’aperçus que je ne marchais pas, non… Je dansais. Au fil du jus d’orange et de l’alcool. Au fil des tableaux, du velours, du comptoir étincelant, et de ce café singulier. Une ivresse tranquille, joyeuse, chantante. Comme si j’emportais avec moi la promesse d’un endroit fantasmé. C’était mon premier jour à Valencia. Le premier de beaucoup d’autres.
Je me suis souvent demandé qui était derrière cette Agua dansante. Et pourquoi elle m’avait fait danser. Las Horas, chaque fois que j’y retournais, me procurait la même sensation. Au-delà de l’Agua de Valencia, cet endroit invitait à la rêverie et tordait la réalité. S’en dégageait quelque chose d’un salon, une halte singulière qui faisait de vous un invité. Quel en était l’hôte ?…
Marc, dandy, subtil faiseur d’endroits singuliers
Je l’ai rencontré au hasard d’un dîner. Marc était assis sur la banquette du fond, tout de noir vêtu, souriant comme le chat dans Alice. On l’eut cru échappé d’un de ces salons XIXe où les esprits s’échauffaient entre deux douceurs. Quelqu’un me l’a présenté : Marc Insannaly, dueno de Las Horas. C’était lui, l’homme qui avait imaginé un café étrange dont les gens revenaient en dansant… Je lui racontais mon histoire, des Désemparées à Ruzafa, bailando. Et plus on parlait, plus s’affinait la sensation que j’avais eue en buvant mon Agua de Valencia. Las Horas était vraiment un salon.
À Valencia, le parfum léger de St Germain des Prés
Il y a longtemps, à Paris, un café avait ce je ne sais quoi qui faisait danser les peintres et les poètes. L’énergie y bouillonnait. Un endroit qui portait l’exubérance artistique, et exaltait l’effervescence intellectuelle de Paris. Le Café de Flore. Nourri du baroque de Huysmans à la fin du dix-neuvième siècle, le Flore traversa époques et soubresauts. Plus tard, Apollinaire y récita des vers et Picasso y croqua les visages sur les nappes en papier. Paris explosait, les poètes inventaient le surréalisme, les philosophes s’engueulaient, et les peintres y trouvaient un peu de chaleur après des heures dans leurs ateliers glacés. C’était un endroit foutraque, aux bulles précieuses comme du Champagne : on y créait, on y pensait, et un nouveau Paris voyait le jour, et encore un autre. Pourtant le Flore était juste un café tapi à l’ombre de l’église de St Germain des Prés. Rien d’autre. Simplement, il y avait ce parfum imperceptible qui en faisait un endroit extraordinaire. Porté par des hommes qui savaient qu’autour des tables tout était à inventer. Un café salon à la mode du dix-neuvième siècle.
Danser… Las Horas, tapi derrière la basilique, est de cette trempe-là. Las Horas a été conçu comme une œuvre d’art, et l’art est fait pour être partagé. On peut tout rêver dans cet endroit. Des batailles de mots, des divagations, des poèmes lancés comme des fleurs. À Valencia, ce que fut le Flore existe bel et bien. Il est ouvert, dans le sens propre du terme, ouvert au monde, aux passants, aux artistes et aux intellectuels, aux femmes fatales, et aux buveurs qui écrivent l’ivresse. À tout le monde. Ce n’est pas un café, c’est un salon.
Nous avons fini de dîner et sommes sortis, bravant la pluie d’hiver. Marc nous a demandé un instant. Juste un instant. De sa démarche de dandy, il a claqué la porte de son immeuble pour en ressortir quelques minutes plus tard, une bouteille de champagne à la main. Il nous a tendu des coupes baroques, le bouchon a sauté, et nous avons trinqué. Aux heures qui tournent et qu’il ne faut pas laisser passer ! J’ai pensé à la Strada. Dans le film de Fellini, un homme meurt lorsqu’il voit les aiguilles de sa montre s’arrêter. Celle de Las Horas tournent, tournent, dans l’imagination d’un homme. Les aiguilles de Las Horas ne s’arrêteront jamais. Car derrière, il y a un homme qui ose rêver. L’Agua de Valencia n’a pas fini de nous faire danser.