Selon la célèbre phrase de Mirabeau, avant la Révolution et la prise de la Bastille, la France n’était qu'un “agrégat inconstitué de peuples désunis”. Depuis qu’il a été institué fête nationale par la loi Raspail du 6 juillet 1880, le 14 juillet renvoie à deux dates de l’Histoire de France. Il célèbre tout à la fois le 14 juillet 1789, date de la prise de la Bastille, et le 14 juillet 1790, fête de la Fédération et moment d’union nationale. Forteresse investie par la foule et démolie dans la foulée, la Bastille symbolise l’arbitraire royale, et sa destruction “l’éveil de la liberté” comme l'écrit Victor Hugo. La fête de la Fédération de 1790, choix plus consensuel et modéré, manifeste un sentiment d'ordre et d’unité dans une période troublée par les affres de la Révolution. Mais pourquoi avoir choisi de commémorer deux événements aussi différents — l’un violent, l’autre pacifique — sous une même date ?


La Bastille, forteresse militaire
Avant d’incarner le despotisme honni par les révolutionnaires, la Bastille fut d’abord un rempart, une forteresse conçue pour défendre Paris et abriter le pouvoir royal en temps de crise.
Construite sous Charles V à la fin du XIVe siècle, elle s'élève aux abords de la porte Saint-Antoine, en plein faubourg-est parisien, dans un secteur stratégique qu’il s’agit de verrouiller face aux menaces extérieures. Véritable arsenal, elle forme un château urbain capable d’accueillir la Cour en cas d’insurrection, avant d’être peu à peu reconvertie en prison d’État.
Elle devient ainsi, au fil des siècles, un édifice aux fonctions multiples : entrepôt d’armes, lieu de stockage d’or sous Henri IV, et surtout geôle royale à partir du règne de Louis XI. À mesure que la Bastille “militaire” vieillit, la prison grandit. Il faut attendre Louis XIV pour qu’il y ait une quarantaine de prisonniers - le nombre n'excédant jamais une soixantaine d’hommes.
Qui étaient les prisonniers ?
En réalité, et même si cela va à l’encontre du mythe forgé par les Lumières et repris par Michelet, la Bastille n’a jamais eu pour fonction principale d’être une prison politique.
On compte en son sein bien plus de prisonniers de droit commun que d’embastillements politiques. Une foule d’anonymes, roturiers, escrocs, tenancières, tripotiers, etc., ou des personnes incarcérées pour motifs religieux et délits de librairie occupent la majorité des cellules.
Bien sûr, certains noms illustres ont contribué à la légende noire de la prison : Fouquet, l’homme au masque de fer, Damiens, Sade, le cardinal de Rohan sont parmi les plus célèbres prisonniers de la Bastille. Mais leur présence reste l’exception plus que la règle.
Souvent, ils ne sont pas incarcérés pour des crimes mais parce qu’ils gênent leur famille, la société ou le pouvoir. Tout le monde n’est d'ailleurs pas logé à la même enseigne. La société d’ordres ne s’arrête pas aux barreaux. On garde son statut, et à la différence des prisons modernes, il n’y pas de matricule. Quand on en a les moyens, on mène une vie civile, et l’intendance suit : cuisiniers et domestiques accompagnent les prisonniers lors de leurs séjours plus ou moins longs, plus ou moins durs, selon la clémence et l’oubli du roi.
La Bastille, symbole de l’arbitraire royal

Comme le rappelle l’historien Claude Quétel, la Bastille n’est pas un instrument de justice ordinaire, elle constitue une “énorme gare de triage“ pour la société morale de l’époque.
Le roi y envoie en “correction” et non en “punition”. Il n’y a pas d’opprobre social au sortir du cachot et l’on ne purge pas une “peine”. Le roi assigne les prisonniers sans aucun procès, au seul chef de faire justice par ses fameuses lettres de cachets. On peut y rester des mois ou des décennies selon le bon vouloir du souverain.
Située en plein Paris, la Bastille est aussi une démonstration du pouvoir royal. Les esprits éclairés, dans leur combat politique, vont se saisir de ce symbole ostentatoire pour en faire le signe par excellence de l’absolutisme du roi.
Voltaire, après deux séjours à la Bastille, créé le verbe “embastiller” dans un poème :
“Me voici donc en ce lieu de détresse, Embastillé, logé fort à l’étroit, Ne dormant point, buvant chaud, Mangeant froid.”
Simon-Nicolas-Henri Linguet publie ses Mémoires sur la Bastille, pamphlet qui rencontre un grand succès et dénonce des conditions de détention inhumaines, assez loin sans doute de la réalité. L’opinion s’en empare. Un grand mystère plane au-dessus de cette prison et laisse libre cours aux rumeurs les plus folles. On ne sait pas qui s’y trouve ni pourquoi. Il est dès lors logique que la Bastille, entourée d’énigmes et en proie aux saillies des philosophes, devienne le lieu même l’arbitraire royal.
Le 14 juillet 1789
Les États Généraux, réunis par Louis XVI le 5 mai 1789, se proclament Assemblée Constituante le 9 juillet. C’est une décision forte qui signifie que l’Assemblée nationale ne reconnaît plus au roi son pouvoir de légiférer et qu’elle est désormais aux mains du peuple.
Face à la montée en puissance de l’Assemblée nationale, Louis XVI, conseillé par son entourage, décide de frapper un grand coup : 30.000 mercenaires suisses et allemands affluent vers la capitale et se massent sur le Champs-de-Mars. Necker désapprouve ses préparatifs et est renvoyé le 11 juillet. Les gardes français se mutilent et s’allient aux insurgés. Le 12 juillet, Camille Desmoulins harangue la foule aux cris de :
Aux armes, aux armes” ! C’est une Saint Barthélemy des patriotes qui se préparent.
Tout le monde a peur. La Cour craint de perdre son pouvoir, les bourgeois s’inquiètent des désordres populaires et du coup d’état royal ; quant au peuple, épuisé par la disette, il redoute que le roi envoie la troupe pour mater la colère qui monte. Partout, on cherche à s’armer.
La foule déferle sur les Invalides pour s’emparer des armes. Elle cherche de la poudre et se rend à la Bastille ; le marquis de Launay, gouverneur de la forteresse, fait tirer une décharge de mousquet sur les assiégeants. On crie à la trahison. Le sang est versé, et près d’une centaine hommes tombent face aux gardes.
L’armement de la Bastille est considérable, mais Launay décide finalement de rendre la garnison. Les portes s’ouvrent, les assiégeants se ruent dans la cour. Le gouverneur est arrêté, reconnu, traîné, frappé, puis décapité à coups de canif. Sa tête est plantée sur une pique et exhibée dans Paris.
Dans l’enceinte de la prison, on s’attendait à découvrir des martyrs de la tyrannie, des penseurs enchaînés ou des héros oubliés — mais la réalité déçoit : seuls sept prisonniers sont retrouvés, dont deux fous, quatre faussaires et un fils de bonne famille puni pour une affaire d’honneur. Qu’à cela ne tienne : la Bastille est tombée. On fabrique aussitôt un symbole. Ainsi naît la légende du comte de Lorges, vieillard fictif, enchaîné dans l’ombre d’un cachot suintant, à la barbe vénérable et au regard perdu. L’émotion populaire fait le reste :
Un malheureux vieillard qui fut trouvé chargé de chaînes, à moitié nu, avec des cheveux et une barbe de divinité fluviale, au fond d’un cachot où ne pénétrait pas la lumière et dont les murailles suintaient l’humidité […]. Le misérable vieillard, qui gisait là depuis des années et des années, fut comme de juste porté en triomphe par les amis de la liberté aux acclamations d’un peuple en délire.
Ironie de l'histoire : la Bastille, peu utilisée, devait être prochainement démolie pour faire place à une nouvelle esplanade baptisée… place Louis XVI. Le symbole de l’absolutisme était donc voué à disparaître, mais c’est la foule qui en précipita la chute – et avec elle, un monde.
Le soir même, Louis XVI, rentré de sa partie de chasse, consigne machinalement dans son carnet : « Rien ». Il ignore encore que la Bastille n’existe plus. Ce n’est qu’au matin, réveillé par le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, qu’il apprend la nouvelle. Troublé, le roi murmure : « C’est une révolte ? » Et Liancourt de lui répondre par cette phrase célèbre :
Non, Sire, c’est une révolution !
Le 14 juillet 1790

Le 14 juillet 1790, date anniversaire de la prise de la Bastille, a lieu une très grande fête rassemblant des centaines de milliers de personnes : la fête de la Fédération.
Au lendemain de la prise de la Bastille, la nomination de La Fayette à la tête de la Garde nationale marque la volonté de canaliser l’élan révolutionnaire dans un cadre légal. C’est lui qui impose la cocarde tricolore – bleu et rouge pour Paris, blanc pour la monarchie – devenue symbole de cette alliance fragile entre le peuple et le roi.
Dans les mois qui suivent, alors que la Grande Peur agite les campagnes, les villes s’organisent en municipalités libres, se fédèrent spontanément, et célèbrent partout en France des fêtes civiques où gardes nationales et troupes royales fraternisent. Inspirée par ces rassemblements, l’Assemblée constituante propose au roi une fête d’union nationale.
Le 14 juillet 1790, les délégations armées des gardes nationales défilent, venues de toutes les provinces du royaume. La Fayette prête serment à la Constitution. Le roi et la reine, acclamés, jurent fidélité à la Nation et à la loi. Talleyrand célèbre la messe, entouré de prêtres aux écharpes tricolores. Ce jour-là, monarchie et Révolution semblent réconciliées. L’unité sera de courte durée — mais le rêve, lui, deviendra mythe fondateur.
Le 14 juillet, une date à double visage : depuis la loi du 6 juillet 1880, le 14 juillet est officiellement Fête nationale. Sans mentionner l’année, les députés ont voulu réconcilier deux mémoires : celle de la prise de la Bastille (1789) chère aux républicains, et celle de la fête de la Fédération (1790) plus consensuelle. Une ambivalence assumée, encore visible aujourd’hui sur les sites officiels de l’Élysée et du gouvernement.
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