Eiko, Japonaise, s'est installée à Paris pour échapper au mal-être que lui inspire sa société d'origine. Au fil de ses réflexions, elle prend conscience de l’influence subtile, mais profondément enracinée du patriarcat, qui a marqué son enfance et continue de façonner sa vie quotidienne. Cet album est une quête de réconciliation avec son enfance.


Après "Bienvenue chez Eiko", le nouvel album de l'autrice, "Soupe miso-gyne", revient sur des aspects plus personnels de sa vie, son rapport avec sa famille et son enfance au Japon.
Ton projet "Soupe miso-gyne" mêle autobiographie, féminisme et culture japonaise. Qu'est-ce qui t'a poussée à raconter cette histoire maintenant, dans ce format-là ?
Cette idée a pris forme en parallèle de mes séances avec ma psychanalyste. Cela fait un moment que je suis suivie par elle, et j'ai mis beaucoup de temps à reconnaître les racines de la misogynie en moi, fruit des influences de mon environnement lors de mon enfance au Japon. Depuis que je travaille sur mes émotions enfouies, de nombreuses surprises ont émergé de moi.
Dans la société japonaise, être émotif est souvent perçu comme un signe d'immaturité. À force de chercher à répondre aux attentes sociales, on finit par perdre son identité. On ne sait plus vraiment qui l'on est. Être une femme dans cette société est particulièrement difficile.
Depuis l'enfance, je manifestais une forme de résistance aux rôles de genre, mais ce n'est que récemment que j'ai pris conscience du lien entre la misogynie intériorisée et mon mal-être.
Pour moi, l'écriture est une manière de mettre en lumière les non-dits, et la bande dessinée est un outil puissant pour passer du statut de victime de son environnement à celui d'autrice de sa propre vie, pour se libérer de son passé.

Tu t'inscris dans une tradition de récits féministes dessinés. Est-ce qu'il y a des autrices de BD qui t'inspirent ?
La mangaka qui m'a beaucoup influencée est Amin Okada (malheureusement, elle n'est pas traduite en français). Elle publiait des séries complètement délirantes dans un feuilleton purement shōjo — elle était la seule à faire des mangas aussi hors normes. En tant qu'enfant lectrice, j'adorais son travail. Aujourd'hui, j'admire son courage d'avoir suivi sa voie, surtout dans les années 80.
Sinon, les œuvres de la plasticienne américaine Ellen Gallagher m'inspirent beaucoup. À travers son art, elle dénonce les stéréotypes vécus par les Afro-Américains. Son travail me touche profondément.
Le titre « Soupe miso-gyne » représente l'environnement de mon enfance dans les années 80-90 au Japon — un climat qui, malheureusement, reste encore très actuel. Je ne peux parler que de ce que j'ai vécu, mais mon expérience peut servir à illustrer comment une société façonne les mentalités et influence profondément un peuple.

Tu vis en France et parles du pays autant que du Japon depuis plusieurs années : en quoi ton regard sur le Japon et sur la France a-t-il évolué depuis ton installation ?
Un grand changement s'est surtout opéré dans mon rapport au Japon. J'étais tellement prise dans les normes de la société japonaise que je ne voyais même pas que j'avais le droit d'agir autrement que par la soumission. En France, je vois de nombreuses femmes indépendantes qui prennent la parole et affirment leur position. Cela m'a ouvert la porte vers un autre monde.
J'ai grandi à la campagne au Japon, dans un environnement où il n'y avait que des Japonais. La diversité de la société française — surtout à Paris — est une réalité que j'ignorais totalement avant de m'y installer.
Dans ce livre, je revisite certaines de mes réactions à l'actualité initialement partagées sur mon compte Instagram, en les enrichissant d'analyses plus approfondies. Ces réflexions s'entrelacent avec des récits de mon enfance. Elles servent de point de départ et de fil conducteur pour explorer les influences qui ont façonné ma vision du monde.

Tu passes par le financement participatif avec les éditions Exemplaire : quel lien veux-tu construire avec les lectrices et lecteurs via cette campagne ?
Je suis très reconnaissante envers ma petite communauté qui me soutient sur les réseaux. Parfois, je reçois des messages de lecteurs qui ont grandi dans des sociétés différentes, mais qui se reconnaissent dans mes récits. Je suis profondément touché et ravi de pouvoir tisser des liens aussi authentiques grâce à ma création. Les éditions Exemplaire proposent un modèle différent de celui des maisons d'édition traditionnelles. Ce fonctionnement rend la relation entre les auteurs et les lecteurs beaucoup plus directe et humaine, ce que j'apprécie profondément.
Merci encore à Eiko d'avoir accepté cette interview. Du 16 juin au 16 juillet il vous est possible de soutenir le projet sur le site de l'éditeur : Exemplaire. N'hésitez pas à jeter un œil aux contreparties, elles sont absolument adorables. 🐰
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