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Une auteure, une oeuvre - Grace Chia: " Je suis l'enfant de ma mère"

Grace Chia Grace Chia
Grace Chia, auteur du recueil "Mother of all questions"
Écrit par Jérome Bouchaud
Publié le 1 juillet 2019, mis à jour le 2 juillet 2019

Singapourienne, Grace Chia est l’auteure d’un roman (The wanderlusters), d’un recueil de nouvelles (Every Moving Thing That Lives Shall Be Food) et de trois recueils de poèmes ( Womango, Cordelia et Mother of All Questions).

 

Vous avez entamé votre périple littéraire avec deux recueils de poèmes, puis vous avez publié un roman et un recueil de nouvelles. Vous revenez à présent à la poésie avec Mother of all questions. Lequel de ces genres littéraires considérez-vous comme votre maison ?

Grace Chia - Je voudrais pouvoir dire que j’ai commencé en écrivant de la poésie, mais ce n’est pas exact, même si j’ai effectivement publié mon premier recueil de poèmes en 1998 à Singapour, à une époque où la poésie connaissait une certaine renaissance au niveau local. Pour moi, la poésie est un genre puissant qui, en réduisant le nombre de mots dans un espace limité tel qu’une page, permet de faire passer un message ou une histoire de façon sobre et succincte. Moins on en dit, plus on peut imaginer. C’est ce que j’aime dans la poésie. J’ai toujours écrit de la prose, même avant, et désormais après, la poésie. Pour moi, la prose est une architecture différente pour construire mes histoires, mes mondes. Si un poème est un studio à pièce unique, une nouvelle est un appartement, et un roman un immeuble. Lorsque j’écris de la prose, je me donne plus d’espace, plus de liberté pour explorer la narrative du récit, sa construction en termes de supports scéniques, de personnages, de cadre et surtout de tension entre ces trois éléments. Pour ce qui est des nouvelles, elles sont moins exigeantes pour moi en termes de temps et de concentration, donc elles viennent avec l’inspiration.

Pourriez-vous nous dire quelques mots du processus d’écriture de Mother of All Questions

Pour mes trois recueils poétiques, j’ai toujours travaillé sur des poèmes individuels, en ne me souciant du titre ou de la structure que lorsque je m’approchais de la fin. La poésie est le reflet le plus fidèle de l’âme humaine ; l’instantané sérendipitin d’un rêve, d’un cauchemar ou l’interprétation de l’imaginaire. Je ne suis pas certaine de la manière dont il faudrait travailler un tel instantané pour le faire entrer de force dans le cadre d’une thématique, et je ne suis même pas sûre de vouloir le faire. Mother of All Questions (2016) reprend les poèmes que j’ai écrits après Cordelia (2012), qui venait après Womango (1998). Chaque recueil est donc une compilation de mon expression artistique et de l’expérience que j’ai vécue au cours de ces années, en commençant par ma vie de jeune adulte puis de femme et aussi d’immigrante au Royaume-Uni et dans d’autres pays, et enfin de mère retournée vers ses racines.

Mother of All Questions comporte trois parties qui sont trois questions : Where is home? Who are you? et What is life? Where is home? est la première partie mais aussi la plus longue. Cela signifie-t-il que vous considérez la « maison », quoi qu’on mette derrière ce mot, comme étant l’épine dorsale de l’identité ?

C’est une observation intéressante, je ne l’ai pas fait exprès ! Comme je l’ai dit précédemment, j’ai rassemblé les poèmes dans chaque segment après les avoir écrits, donc si les poèmes du segment « maison » sont les plus nombreux, c’est probablement le reflet de mon désir subconscient de revisiter le même thème encore et encore. Certaines personnes écrivent sur un sujet qu’elles comprennent bien ; d’autres écrivent sur des choses qu’elles souhaiteraient mieux comprendre. Je pense que j’appartiens à cette deuxième catégorie. Pour moi, la maison n’est jamais juste un espace physique mais métaphysique, symbolique, imaginaire. La maison renvoie au foyer, à l’intergénérationnel, à la société, à la nation, à l’ethnie ou à la culture, au monde. Où se trouve notre place ? Souvent, la réponse est quelque part, partout ou même nulle part. Même nos corps sont une forme de maison qui incarne l’esprit et la chair, et nous pouvons nous sentir chez nous ou étrangers dans nos maisons, comme une sorte d’hôte parasite dans nos moments d’aliénation les plus profonds. À Singapour, nous utilisons le mot « kampong » pour désigner une communauté locale, mais dont les villages rustiques ont disparu pour laisser place à des gratte-ciel dans une jungle de béton ; il existe une déconnexion entre les vieilles habitudes et la nouvelle ère. Tenter de recréer, artificiellement, un sentiment commun de « maison » chez cinq millions d’individus divers vivant sur une île comprimée est, à mon sens, assez idéaliste.
L’incapacité / impossibilité de parler est souvent présente dans les deux premières parties de ce recueil.

Que représente le non-dit ou l’indicible pour vous ?

En tant que femme asiatique d’origine chinoise ayant reçu un enseignement anglophone, je ne peux pas considérer la parole comme chose acquise, même dans une société moderne comme Singapour. Pendant mon enfance, les hommes de ma famille - mon père et mes deux frères - parlaient fort, se disputaient et faisaient part de leurs pensées, pendant que ma mère voletait à l’arrière-plan, nettoyait la maison, cuisinait et gérait toutes les tâches ménagères. Bien entendu, elle n’était pas silencieuse, mais la majorité (3 hommes et 2 femmes) parlait plus fort que la minorité silencieuse, et le chauvinisme aussi était de famille. Heureusement pour moi, on ne s’attendait pas à ce que je ne reçoive pas d’instruction ou que j’épouse un homme riche, même s’il était clair que l’on avait très peu d’attentes à mon égard, je me suis donc secrètement rebellée et j’ai fait tout ce que j’ai eu envie de faire, y compris m’adonner à ma quête d’écriture, de littérature, d’art, de théâtre, toutes ces choses irréalistes qui ne me feront pas « gagner d’argent ». Le théâtre m’a également appris que le non-dit est éloquent, tout comme un espace vide peut avoir du sens dans les arts et la poésie.

La féminité est au cœur de Mother of All Questions. Vos poèmes disent ce que cela signifie d’être fille, sœur, femme, épouse, mère, mère active ; et d’assumer plusieurs rôles à la fois ou de devoir renoncer à ses propres rêves. Vous considérez-vous comme une féministe ?

Je ne considère pas les hommes à responsabilité comme des masculinistes, si ça peut aider. Je me vois, d’abord et avant tout, comme un être humain. J’ai un corps de femme. Je suis originaire de Singapour et j’ai de l’ADN chinois. Je parle quelques langues, même si je suis plus forte en anglais. Il y a des gens qui ont une vision très limitée des féministes et qui comprennent encore moins ce que cela veut dire, je déteste donc me coller cette étiquette superflue. Ce n’est pas à moi d’éduquer les personnes qui choisissent l’ignorance. Je ne peux cependant pas empêcher les autres de m’étiqueter.

 

Propos recueillis par Jérôme Bouchaud, Jentayu

Reprise de l'article paru dans le magazine Singapour n°13 (Mai-Sept 2019) dont le dossier central était consacré aux femmes.

 

Je suis l’enfant de ma mère

(Poème extrait du recueil Mother of All Questions de Grace Chia, traduit de l’anglais [Singapour] par Patricia Houéfa Grange)

première partie poème
Deuxième partie du poème

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