Malgré son niveau de vie (dans les dix premiers pour le PNB par habitant) et sa densité de population (troisième derrière Monaco et Macao), Singapour n’est classé que 83ème en termes de congestion automobile selon le classement de la World Bank (loin derrière Paris, classé 42ème). Cette performance est due aux qualités de l’infrastructure routière et aux mesures prises pour décourager l’acquisition et l’usage de véhicules privés.
Le développement du réseau routier a été longtemps une priorité du pays
Le développement de routes et de parking apparaissait déjà dans le premier plan d’occupation du sol publié en 1958. Après l’indépendance, le réseau routier s’est largement développé, parfois aux dépens du patrimoine immobilier et naturel. On n’a par exemple pas hésité à détruire en 2004 l’ancienne Bibliothèque Nationale de Singapour, élégant bâtiment en briques roses datant de 1960, pour construire le tunnel sous Fort Caning. La voiture était reine et en posséder une faisait partie des cinq « C » recherchés par les Singapouriens (Cash, Car, Credit card, Condominium and Country club membership).
Aujourd’hui on compte 9500 kms de route à Singapour, ce qui en fait le 5ème pays au monde en matière de densité routière (480km/km2). Cela a effectivement permis de fluidifier la circulation automobile, mais le gouvernement a compris que l’infrastructure routière ne pouvait pas croitre indéfiniment. Aujourd’hui 12% de la surface de Singapour y est consacré, à peine moins que les 15% occupés par les habitations de tous types. De plus, les considérations croissantes d’environnement conduisent à limiter l’usage des transports privés et donc à ne pas construire de nouvelles infrastructures qui seraient sous-utilisées, ce qui est déjà le cas des parkings dans les HDB. Enfin, le « new normal » hérité de la pandémie va probablement avoir un impact négatif sur la circulation. Il y a cependant encore quelques projets importants, comme la construction du corridor Nord-Sud; mais celui-ci sera une infrastructure mixte avec des voies réservées aux bus, aux cyclistes, et aux piétons.
L’infrastructure routière bénéficie de nombreuses technologies visant à fluidifier le trafic
Vous avez sans doute remarqué que beaucoup d’intersections à Singapour comportent des voies distinctes pour tourner à gauche : cela fait échapper ce trafic au feu de signalisation. De même, vous avez aussi sans doute remarqué qu’en tant que piétons, vous deviez la plupart du temps pousser sur un bouton pour demander la permission de traverser. Mais avez-vous remarqué les lignes tracées sur chaque voie juste avant chaque feu de signalisation ? Il s’agit de capteurs permettant d’identifier la présence de véhicules. Les informations provenant de ces capteurs et des boutons pressoirs activés par les piétons de toutes les intersections de Singapour sont centralisées dans le système GLIDE (Green Link Determining System), qui commande les feux de façon à optimiser la circulation au niveau de chaque feu (en évitant de stopper une voie, s’il n’y a pas de piétons ou de véhicules attendant pour la traverser) et entre les feux (en les coordonnant de façon à minimiser les temps d’attente des automobilistes suivant un grand axe).
D’autres capteurs mesurent le trafic sur les principaux axes. Leurs données, couplées avec celles de Glide, des images des cameras qui observent les points stratégiques du réseau routier, les informations sur les travaux en cours, et celles provenant de la police et des services de secours concernant les accidents permettent d’informer en temps réel les automobilistes sur l’état du réseau et les temps de transit via divers media, et donc de les aider à choisir l’itinéraire le plus efficace. En outre, les disponibilités dans les parkings publics d’une zone sont affichées en avance pour permettre aux automobilistes de ne pas perdre de temps pour se garer. L’ensemble de ces systèmes sont intégrés dans le cadre de l’ITS (Intelligent Transport Systems).
Le coût d’acquisition d’un véhicule, l’un des plus élevés au monde, est un facteur majeur de limitation du nombre de véhicules
Aujourd’hui le coût d’acquisition d’une voiture compacte neuve à Singapour est supérieur à 100.000 SGD, soit cinq fois plus qu’aux États-Unis. Ce surcoût important résulte de plusieurs facteurs.
Tout d’abord, il y a les coûts de transport et d’assurance liés à l’acheminement du véhicule jusqu’à Singapour, qui, ajoutés au prix du véhicule dans son pays de production, forme l’OMV (Open market value). A ceci s’ajoutent diverses taxes perçues par le gouvernement singapourien, qui, cumulées, peuvent être aussi importantes que l’OMV : taxes d’importation, TVA, taxes d’enregistrement (analogue à notre carte grise), et éventuellement taxe anti-pollution créée en 2018 pour favoriser les véhicules respectueux de l’environnement.
Mais la plus grosse part du coût est constitué par le COE (Certificate of Entitlement), système créé en 1990 pour limiter le nombre total de véhicules. Ce certificat, valable pour 10 ans (et ensuite renouvelable pour 5 ou 10 ans) n’est pas transférable pour les voitures particulières. Deux fois par an, un numerus clausus de véhicule est défini par catégorie : voiture de moins de 1600 cm3, voitures de plus de 1600 cm3, véhicules utilitaires, motos, et un pot-pourri des 4 précédents (appelé « open category ») pour donner un peu de souplesse au système. La part non utilisée du numerus clausus (quelques centaines, principalement les COE arrivés à échéance et non renouvelés) est mis aux enchères deux fois par mois. Il y a ainsi une régulation automatique du parc. Pour le mois de septembre 2021, le COE était de 47000 SGD pour une voiture de moins de 1600 cm3, de 62600 SGD au-delà, de 40.001 SGD pour un véhicule utilitaire, de 9689 SGD pour une moto, et de 64.700 pour l’ « open category » . Au fil des années, la croissance autorisée du parc automobile est allée décroissante. En février 2018, le parc total de voitures et de motos a été figé jusqu’à 2022.
Tout cela fait qu’avec moins d’un million de véhicules (dont 550.000 voitures et 140.000 motos), Singapour est un des pays développés (voire le pays développé) dont le nombre de véhicules motorisés par habitant est le moins élevé : de l’ordre de 165 véhicules par 1000 habitants, contre environ 700 en France ou 830 aux États-Unis.
Par ailleurs, les frais de renouvellement du COE après 10 ans, font que la majorité des véhicules disparaissent du paysage singapourien avant cet âge, souvent pour alimenter le marché de pays en voie de développement. Il s’ensuit que l’âge moyen des véhicules est de l’ordre de 5 ans, soit la moitié de ce qu’on peut observer un Europe ou aux États-Unis. Donc, vous avez peu de chance de croiser une « épave » dans les rues de Singapour.
Au-delà de ces coûts d’acquisition élevés, les propriétaires doivent prévoir diverses dépenses liées à l’utilisation des véhicules.
Il y a les dépenses classiques que nous connaissons ou connaissions en France, comme les assurances, les coûts d’entretien, la « road tax » (sorte de vignette à la mode ancienne, mais plus chère), l’essence (moins chère qu’en France) et le parking (également moins cher qu’à Paris).
Mais une spécificité singapourienne peut accroître significativement les coûts d’utilisation de votre véhicule : l’ERP (Electronic Road Pricing). Ce système de péage automatique, qui concerne tous les types de véhicules motorisés et qui fonctionne tous les jours sauf les dimanches et jours fériés, a été mis en place à la fin des années 90 et s’est largement développé depuis. Il vise à freiner la congestion du centre-ville et des axes y amenant en imposant des péages différentiés en fonction du type de véhicule et de la période (plus cher en période de pointe). Votre véhicule doit être équipé d’un « in-vehicule unit » (que vous devez acheter pour la modique somme de 155.80 SGD). Cet équipement va être activé lorsque vous passez sous un portique ERP (au nombre d’une centaine aujourd’hui) et le péage sera alors prélevé. Pour les voitures, les péages varient entre 1 et 3 SGD en fonction de la période. Donc, si vous devez traverser deux portiques pour vous rendre a votre lieu de travail, et autant pour en revenir, et si vous circulez en heure de pointe, il vous en coûtera une dizaine de dollars par jour.
L’ERP va être remplacé à partir de 2023 par un nouveau système basé sur la géolocalisation par satellite. Les péages ponctuels feront place à un coût d’usage basé sur la distance réelle couverte par le véhicule. Le « in-vehicule unit » sera remplacé par une « OBU » (On-board Unit) dont l’écran plus étendu permettra d’afficher beaucoup d’informations en temps réel sur la circulation. L’histoire ne dit pas l’impact de ce nouveau système sur le portefeuille de l’automobiliste.
Toutes ces considérations amènent à s’interroger sur le recours aux véhicules privés pour circuler à Singapour, ce qui est bien l’objectif visé par le gouvernement, non seulement pour éviter les congestions de trafic, mais aussi pour limiter la pollution et l’empreinte carbone du pays. Après tout, le système de transports publics, qui a été largement amélioré ces dernières années, est aujourd’hui dense, efficace, abordable (128 SGD pour un abonnement mensuel couvrant tout le réseau de MRT, LRT, et bus), et fiable (peu de pannes et pas de grève !). Mais pour certains, la voiture privée restera toujours un objet de prestige, peu importe son coût et les embouteillages.