Kishore Mahbubani est un fonctionnaire singapourien, diplomate de carrière et universitaire. Né à Singapour dans une famille d’origine indienne, il se distingue par sa carrière remarquable. Durant son passage au ministère des affaires étrangères de 1971 à 2004, il a été le représentant permanent de Singapour auprès des Nations unies et a occupé le poste de président du Conseil de sécurité des Nations unies entre janvier 2001 et mai 2002. Entre 2004 et 2017, il a été doyen de l'école de politique publique Lee Kuan Yew à l'Université nationale de Singapour. Il est aussi auteur de plusieurs livres dont Can Asians Think?, Beyond The Age of Innocence: Rebuilding Trust between America and the World, The Great Convergence: Asia, the West, and the Logic of One World, The New Asian Hemisphere: The Irresistible Shift of Global Power to the East et Can Singapore Survive?.
« Can Singapore Survive? » est publié en 2015 par la Straits Times Press. Cette œuvre analytique pose la grande question à laquelle tout Singapourien fait face : celle de la survie de Singapour en tant que cité-état indépendante. En 2011, Lee Kuan Yew est cité dans Hard Truths to Keep Singapore Going comme expliquant : “Je pourrais revenir en Nouvelle-Zélande dans cent ans en étant certain de trouver ce pays encore là, avec son herbe verte, ces moutons et vaches, son blé et ses arbres fruitiers… Quand je m'imagine cent ans dans l’avenir,la cité-Etat de Singapour, je ne peux pas vous dire avec certitude que nous serons toujours là.” Mahbubani cite aussi les nombreuse cités-Etats maintenant disparues, dont la République de Lan Fang, l'État Rakhine, la République de Venise, d’Athènes… Ainsi, Mahbubani estime que le Singapourien moyen doit se confronter à cette question.
Ce livre suit une structure de dissertation classique, répondant à la question “Est-ce que Singapour peut survivre ?” avec thèse, antithèse et synthèse : oui, non, peut-être. Avec ces trois réponses, il tente d'esquisser trois scénarios différents pour l'avenir de Singapour. Il explore donc d’une manière claire et structurée les différents facteurs internes et environnementaux qui, en 2015 étaient les plus apprêtés à influencer le futur de la cité-Etat, afin de rendre accessible au grand-public des considérations économiques, sociales, légales et (géo) politiques complexes. Ainsi, cette publication a pour but de créer et renforcer une culture nationale de réflexion à ce sujet. La relecture de cette œuvre en 2020, cinq ans après sa parution, nous montre que cette fine analyse reste tout à fait pertinente. L'étude de l'introduction du livre dans laquelle il analyse les forces et les faiblesses de l'île en est un bel exemple.
Les atouts de Singapour décrits par Mahbubani se résument dans les grandes lignes comme étant d’abord ses valeurs. Les grandes valeurs directrices du Singapour contemporain selon Mahbubani incluent tout d'abord la méritocratie, un terme polysémique que l’auteur définit comme consistant à “sélectionner les meilleurs esprits pour effectuer les tâches essentielles dans toute organisation ou société.” Deuxièmement, il décrit le pragmatisme comme étoile phare des responsables politiques singapouriens, citant une interaction avec Dr. Goh Keng Swee, second vice-premier ministre singapourien, qui lui aurait expliqué que “n’importe le problème, quelqu’un, quelque part, a déjà trouvé une solution. Il faut donc tout simplement la trouver, et l’adapter de manière intelligente à Singapour." La troisième valeur à laquelle il réfère est l’honnêteté. En effet, Singapour est aujourd’hui classée le quatrième pays avec le gouvernement le moins corrompu (en 2015, Singapour était septième).
Wikipedia : Kishore Mahbubani au World Economic Forum Summit on the Global Agenda 2008
La deuxième grande ligne des atouts de Singapour est son positionnement au cœur du continent asiatique. Singapour est membre fondateur de l’ANASE, organisation politique, économique et culturelle promouvant la coopération et le dialogue dans la région d’Asie du Sud Est. Ceci est d’autant plus important comme l’explique Mahbubani que “en 2015, il est désormais clair que le siècle américain est sur le point d'être remplacé par un siècle asiatique.” De plus, “aucune autre ville n'est aussi bien placée que Singapour pour profiter d'un tel siècle asiatique” puisque la cité-Etat est à la fois la ville la plus occidentalisée d’Asie, et une ville mondiale, en faisant donc un véritable carrefour entre orient et occident. Il fait donc ici référence à l’emplacement géographique de l’île, mais aussi à sa position comme épicentre culturel, mêlant les cultures chinoise, malaise et indienne. Ces caractéristiques font de Singapour une plaque tournante essentielle à l’économie mondiale.
Mahbubani note cependant que ces atouts Singapouriens que sont la diversité culturelle, et ce chevauchement de l’orient et l’occident, sont aussi sources de problèmes potentiels pour l’île. Il évoque le risque de tensions entre communautés par exemple, qui pourrait mener à un scénario type Chypre dans les années 1960. Il évoque aussi la question des relations sino-américaines. En effet, dès 2015, il explique que “malheureusement pour Singapour, le prochain grand concours géopolitique se déroulera entre les États-Unis et la Chine.” Le problème pour Singapour dans cette situation est que les deux géants s'attendent à ce que Singapour prenne son parti, puisque ce pays à une population majoritairement d’origine chinoise, mais une collaboration militaire et diplomatique profonde avec les États-Unis.
La deuxième grande catégorie des difficultés auxquelles Singapour doit faire face sont ce que l’auteur a surnommé les « Black Swan threats » : les imprévus. Il nomme par exemple l’ouverture de routes maritimes aux pôles, qui pourraient rendre obsolète le port singapourien. Il est particulièrement intéressant de remarquer qu’il nomme aussi comme risque existentiel à la cité-Etat, une pandémie ! Il évoque le SARS en 2003, qui a démontré l'étendue des effets économiques d’une pandémie à Singapour. En effet, bien qu’il n’y ait eu seulement que 238 malades et 33 morts, pendant les 3,5 mois de l’épidémie, le produit national brut de l’île a rétréci de 4,2%, et l’économie s'est accrue de seulement 1,1% comparé au 2,5% prévus. De plus, la crise Ebola en 2014 a démontré la rapidité à laquelle une maladie peut se propager à l’international. Face à ces imprévus, Mahbubani explique donc que “Singapour doit développer une vigilance hors norme.” L’auteur ne pensait pas si bien dire… Ceci met donc bien en perspective la réponse rapide et stricte du gouvernement singapourien face à la pandémie.
Cette œuvre est donc une ressource précieuse, que ce soit pour se familiariser avec le paysage politique, économique et social de Singapour, pour préparer un concours d’école Sciences Politique, ou tout simplement pour briller à la table d’un dîner mondain. La qualité claire de la plume de l’auteur rend l’argumentation facile à suivre, malgré la complexité des thèmes abordés, et Mahbubani illustre ces propos avec citations, statistiques et anecdotes simples et pertinentes. Cependant, l'œuvre reste quand même à lire avec une certaine relativité, puisqu’il est écrit pour les Singapouriens, par un ancien membre du gouvernement singapourien.