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Betty Tuffé, architecte à Singapour “je veux montrer que le patrimoine est un atout”

Architecte, entrepreneuse et pédagogue, Betty Tuffé a su tracer son chemin à Singapour, une ville où la modernité prime sur la mémoire et où l’exigence du rendement dicte les règles. Entre ateliers d’architecture, collaborations avec des institutions locales et défis liés à son statut d’expatriée, elle jongle avec les contraintes pour partager sa vision et sa passion pour l’architecture, un domaine souvent “mal perçu par les Singapouriens”: “Mon but n’est pas d’imposer une vision occidentale du patrimoine, mais de montrer qu’il peut être un atout”.

Photo de Betty TufféPhoto de Betty Tuffé
Écrit par Jean Bodéré
Publié le 4 février 2025, mis à jour le 3 mars 2025

À Singapour, ville de verre et d’acier où l’efficacité prime sur la tradition, Betty Tuffé a su se tailler une place singulière. Architecte et professeure, elle navigue entre conception, enseignement et sensibilisation au patrimoine dans un pays où l’urbanisme avance à marche forcée. À la tête de Studio BTY, elle multiplie les projets : ateliers pour enfants, collaborations avec des institutions locales, conseils en architecture et design d’intérieur. Arrivée il y a six ans en tant que conjointe expatriée, l’architecte française a transformé son expatriation en opportunité entrepreneuriale où elle multiplie les projets, d’ateliers pour enfants aux collaborations avec le gouvernement en passant par des conseils en architecture et design d’intérieur, donnant naissance à sa propre entreprise, Studio BTY.
 

 

 

Photo d'un atelier de team buidling avec Betty Tuffé

 

 

Une expatriation à Singapour compliquée avec le Covid

Quitter l’Europe pour Singapour n’a pas relevé d’un choix calculé. « Je suis arrivée en tant que suivie de conjoint, sans travail » explique Betty qui décroche rapidement un poste dans une agence d’architecture locale. Elle est amenée à participer à des concours de grande envergure, notamment pour l’extension du réseau de métro, mais la crise sanitaire redistribue les cartes. « Avec le Covid, tout s’est arrêté. Mon visa dépendait de mon employeur et, comme beaucoup d’étrangers, j’ai perdu mon poste ». Loin de se laisser abattre, Betty Tuffé créée alors Studio BTY. Une décision audacieuse et spontanée, lancée « à l’intuition » dans un pays où « les entrepreneurs ont toujours un business plan très structuré ». 

 

Un environnement où le luxe est souvent assimilé à l’argent.

 

À Singapour, Betty Tuffé ne se limite pas à l’architecture traditionnelle et conjugue conception, transmission et innovation. Une partie de son activité consiste à accompagner des clients privés, souvent expatriés, dans leurs projets architecturaux. « Beaucoup de Français installés ici me contactent pour les aider à décrypter des devis de construction en France. Comprendre un cahier des charges technique à distance, sans connaissance en architecture, peut être un vrai casse-tête. » En parallèle, elle réalise des missions de design d’intérieur, notamment pour une clientèle singapourienne recherchant une "French touch". « Les locaux veulent du moderne, mais avec une sophistication européenne, ce qui est parfois un défi dans un environnement où le luxe est souvent assimilé à l’argent. » Ses projets vont de la rénovation d’appartements à la fabrication d’objets made in Singapore.  

 

 

Photo d'un atelier de team buidling avec Betty Tuffé

 

 

Singapour et la culture du patrimoine

Mais l’exercice du métier d’architecte à Singapour diffère radicalement des expériences précédentes de Betty en Suisse. « Ici, les projets sont gigantesques, avec des problématiques différentes de l’Europe. J’ai toujours eu un goût du détail, de la minutie artisanale, qui existe moins à Singapour contrairement au reste de l’Asie », regrette l’architecte. « En Suisse, une paroi peut contenir jusqu’à dix couches d’isolation. À Singapour, c’est un simple mur de béton, qui s’explique par le climat tropical qui rend difficile la conservation des matériaux. » Mais pour Betty Tuffé, « Singapour n’en reste pas moins une ville extraordinaire qui a su inventer des tours adaptées à son climat tropical avec des jardins verticaux et de la végétation accessible pour tous les habitants ».

 

 

Photo de Singapour

 

 

Une standardisation et un rapport aussi pragmatique à l’architecture qui nourrissent son désir de transmission. Elle se tourne alors vers l’enseignement, un secteur où elle trouve un épanouissement plus profond et Studio BTY prend rapidement une direction pédagogique avec des ateliers pour enfants, des interventions dans les écoles internationales ou des collaborations avec des institutions locales. « L’architecture, c’est 12 heures par jour derrière un écran. Avec mes ateliers, j’ai retrouvé le plaisir du manuel », explique Betty.

 

 

Ici, l’important, c’est la rentabilité.

 

Un travail pédagogique complexe dans une société où l’architecture est rarement abordée sous un prisme culturel. « Ici, l’important, c’est la rentabilité. Un enfant me demandera toujours combien coûte un bâtiment avant de s’intéresser à sa qualité de vie. » Un pragmatisme économique qui contraste avec l’approche occidentale, où l’héritage architectural est perçu comme un marqueur identitaire. « Mon but n’est pas d’imposer une vision occidentale du patrimoine, mais de montrer qu’il peut être un atout », explique-t-elle. « Il ne s’agit pas seulement de conserver, mais de savoir comment transformer intelligemment pour valoriser le passé sans freiner le développement. ».

 

 

Photo d'un atelier avec Betty Tuffé

 

 

Enseigner l’architecture autrement

Un engagement qui lui a permis d’intégrer Archifest, le festival d’architecture de Singapour, où elle anime chaque année des ateliers pour enfants. Une visibilité qui lui ouvre aussi les portes d’écoles internationales prestigieuses où elle enseigne sous divers formats. « Travailler avec des élèves de cultures différentes me permet d’observer comment l’éducation façonne la pensée architecturale » souligne Betty qui conserve une ossature commune dans ses ateliers. « Une heure de théorie sur l’architecture comme l’histoire des grands architectes, une heure de dessin pour apprendre les bases techniques, et enfin, de la maquette, où chacun développe son propre projet. » Derrière ses cours, Betty Tuffé a une ambition : rendre l’architecture accessible aux plus jeunes. « Les enfants ont une imagination débordante alors qu’en grandissant, les adultes perdent de leur créativité, c’est dommage. » 

 

 

Exemple d'une construction lors d'un atelier de Betty Tuffé

 

 

La différence entre l’éducation singapourienne et occidentale

La Française remarque alors de profondes divergences culturelles entre les systèmes éducatifs occidentaux et asiatiques. « Un enfant français va plutôt chercher à expérimenter, quitte à contourner les consignes. Un élève singapourien, lui, préférera des instructions claires, étape par étape » souligne-t-elle. Un contraste qui ne s’arrête pas à la salle de classe, il reflète une mentalité plus large ancrée dans la société. Alors que les écoles internationales encouragent l’autonomie et la prise d’initiative, les établissements singapouriens valorisent la rigueur et le respect strict des règles. « Les élèves locaux suivent un cadre extrêmement structuré, ils attendent que l’on dise quoi faire et comment. L’idée de tester par eux-mêmes, d’expérimenter sans modèle précis, leur est presque étrangère », explique l’enseignante.

L’écart entre les deux visions se manifeste aussi dans la gestion du risque. À Singapour, le principe de précaution domine. « Ici, tout est dangereux. Donner des ciseaux à un enfant de huit ans est presque inconcevable. En France, un enfant qui rentre de l’école sans une égratignure pourrait presque intriguer ses parents. » Une culture de la protection poussée à l’extrême qui façonne les comportements dès le plus jeune âge. « Pendant mes ateliers, les assistants singapouriens sont souvent surpris de voir des enfants grimper sur les tables pour construire des maquettes en hauteur. Ils veulent immédiatement les arrêter, par peur d’un accident. »

 

 

Photo d'une remise de diplome d'enfants avec Betty Tuffé

 

 

Un perception très différente des métiers manuels à Singapour

Mais il ne s’agit pas de la seule différence rencontrée par Betty Tuffé. Dans la culture locale, la priorité reste la réussite académique et les matières jugées stratégiques comme les mathématiques et les sciences. L’architecture, perçue comme un domaine artistique et manuel, souffre d’un manque de reconnaissance. « Les parents singapouriens ne voient pas l’intérêt d’un atelier d’architecture pour leurs enfants. Pour eux, il ne s’agit pas d’une compétence valorisable. »

Un regard sur l’architecture qui s’inscrit dans une perception plus globale des métiers manuels en Asie. « En Occident, savoir bricoler est souvent une fierté. Ici, c’est mal vu. Si quelqu’un change une ampoule soi-même, c’est qu’il n'a pas les moyens de payer quelqu’un pour le faire. » Une mentalité qui influence les ambitions professionnelles dès l’enfance. « Un bon élève doit viser la finance ou la médecine. L’architecture, l’art ou le patrimoine entrent moins dans l’équation » explique Betty.

 

 

Photo de Singapour

 

 

Un statut précaire malgré la réussite en Asie

Malgré son succès, Betty Tuffé reste confrontée à la réalité brutale qu’est la précarité de son visa. « Je suis avant tout une femme d’expatrié. Mon entreprise tourne bien, mais je dépends toujours du visa de mon mari. Si demain il est muté ailleurs, je perds tout. » Une incertitude qui plane en permanence pour l’entrepreneuse qui vit avec une épée de damoclès au-dessus de sa tête. « J’ai construit quelque chose qui fonctionne, mais je peux être contrainte de tout abandonner du jour au lendemain à cause du système de visa. »

Si l’avenir devait l’éloigner de Singapour, Betty Tuffé sait que son entreprise pourrait difficilement être transposée telle quelle ailleurs. « Mon entreprise fonctionne ici parce que je l’ai taillée sur mesure pour Singapour. L’exporter nécessiterait de repenser toute sa structure », explique-t-elle. Chaque aspect de Studio BTY, son approche pédagogique, son modèle économique, ses collaborations avec les institutions locales a été façonné en réponse aux spécificités culturelles et aux besoins du marché singapourien. Un changement de pays signifierait un nouveau départ, avec des contraintes différentes et un nouvel environnement à apprivoiser. Une perspective qui n’effraie pas l’architecte qui « voit tout nouveau départ comme des opportunités uniques de vie qui riment aussi avec la vie d’expatrié. »