Rencontre exceptionnelle avec La Chef 3 étoiles, en prélude à l’ouverture de « la Dame de PIC » au Raffles de Singapour.
La voix est douce, le sourire est franc. Tout dans la posture d’Anne-Sophie Pic exprime une sensibilité bienveillante et une force tranquille… La clé de voûte de cette force est un ancrage familial soutenu par des valeurs indéfectibles : partage, sincérité, loyauté, courage, persévérance... Et liberté. Tout est dit.
Première femme chef aux 3 étoiles Michelin en France, Anne-Sophie Pic a fait de la « grande maison de Valence », héritée de son père et de son grand-père, la base d’un groupe dynamique et inspiré, qui ouvrira ce mois-ci un restaurant « La Dame de PIC » à Singapour.
Lepetitjournal.com Singapour : Malgré le succès, la pression et les responsabilités, vous semblez être restée vous-même. Quel est votre secret ?
Anne-Sophie Pic : Aucun secret ! J’aime ma vie, mon métier et les gens qui m’entourent. Cela me porte en effet, me rend forte et surtout… insensible aux nuisances que la « célébrité » ne manque pas de créer. Je n’écoute pas « radio-casseroles » ! Je ne jalouse personne, ne fais de mal à personne ; je trace mon chemin par conviction et non par amour de la gloire. D’ailleurs, elle m’effraie toujours… Mon alter ego, mon pilier, mon complice, c’est David, mon époux depuis plus de 20 ans. Il gère, organise, développe le groupe Pic ; je crée en cuisine et forme mes équipes. Sans lui, je ne serais sans doute pas là aujourd’hui.
Quelle est la genèse de la mythique Maison Pic que vous codirigez avec votre époux, David Sinapian depuis 1997 ?
C’est mon arrière-grand-mère, Sophie, dans les années 1920 en Ardèche. Excellente cuisinière, elle ouvre l’Auberge du Pin dans l’une des fermes que possède et dirige son époux, chasseur. Tous deux sont engagés à leur façon dans la communauté : elle avec sa cuisine généreuse, savoureuse et son accueil ; lui en tant que mécène rural, créant une école permettant aux paysans de s’instruire. Je suis très attachée à ce passé.
Attachée… et sans doute fière de vos racines ?
Attachée à mes racines : oui ! Fondamentalement. J’en suis fière et reconnaissante. Je viens d’une famille protestante, j’ose dire éclairée, guidée par le respect de la famille, la communauté, le partage, une certaine fierté patriote et une éthique de travail de fer. Ces valeurs sont non-négociables. Elles me guident à chaque seconde. Comme une boussole.
La mythique Maison Pic est née avec André Pic, votre grand-père. Racontez-nous…
André a grandi dans la cuisine de sa maman, Sophie. La cuisine s’impose à lui comme une évidence. En 1934, il est l’un des premiers Chefs trois étoiles au guide Michelin en France. Il aime ce qu’il fait, il est doué et surtout intransigeant avec la qualité et la présentation. Ses plats « historiques » sont le gratin d’écrevisses, la poularde en vessie, le lièvre à la broche… En 1936, il emménage dans la grande maison de Valence, le long de la Nationale 7 : la Maison Pic est née. C’est ma maison, mon antre, mon refuge et le symbole de ma famille.
Jacques est le fils d’André. C’est votre papa. Il perpétue l’excellence et regagne 2 puis les 3 étoiles perdues après-guerre. Aviez-vous le choix de ne pas suivre cet engagement familial ?
Mon papa s’est distingué dans le monde culinaire par la finesse artistique de la présentation et les associations de saveurs alors inédites, en plus de son savoir-faire de chef. C’était un battant, avec une passion intrinsèque pour la cuisine, au-delà de la tradition familiale. Mes parents m’ont poussée à étudier, à élargir mon horizon, à m’émanciper. Et puis, la gastronomie était alors un univers exclusivement masculin. En école de commerce à Paris, je voulais travailler dans le luxe. J’ai eu l’occasion de voyager, de faire des stages au Japon, aux États-Unis. J’ai beaucoup mûri. J’ai aussi rencontré David… Et puis, après quelques années loin de ma « maison », j’ai commencé à mieux percevoir la magie qu’opère le monde merveilleux de la gastronomie sur les gens, dans les vies… Cela crée du bonheur. C’est incroyable. On n’est jamais plus sensible à la vérité des choses que lorsqu’on s’en éloigne ; c’est alors que cette vérité revient spontanément et s’impose naturellement. Besoin de ré-ancrage familial en me connectant avec la cuisine, l’âme de ma famille. Je voulais apprendre avec et par mon père.
L’été qui a suivi la fin de mes études, en 1992, je suis retournée à Valence sans objectif professionnel. Je suis entrée en cuisine, par la petite porte, même si j’étais « la fille de ». J’ignorais tout.
L’apprentissage fut bref : votre papa décède brutalement. Que se passe-t-il dans votre tête ?
Ce fut un choc terrible. Il était jeune et rien ne laissait présager son départ. Je n’étais préparée, ni mentalement, ni professionnellement, à rester en cuisine. Je voulais juste apprendre. Devenir « pro », c’était une façon d’honorer sa mémoire et ma famille. Je suis restée en cuisine. J’ai appris auprès de ceux que m’ont père avait formés. Et c’est devenu très vite une passion.
En 1995, la Maison Pic perd une étoile, que vous regagnerez en 2007. Quel impact a eu cette traversée du désert ?
Un impact immense. Mais ce fut un choc fondateur. Ce n’est pas plaisant de tomber, mais il y a toujours des éléments subjectifs inhérents au jugement des guides. Et il faut savoir rebondir en se battant, en innovant, en… traçant son chemin ! En 1997, avec David nous avons repris la direction du restaurant de mon père. Le développer, le magnifier est le plus bel hommage que je puisse rendre à mes parents, grands-parents et arrière grands-parents.
Il faut être « culottée » pour prétendre jouer dans la cour (très fermée alors) des « grands chefs » en tant que femme, jeune et autodidacte. Vous n’avez jamais eu envie de lâcher et fuir, ou, par raison, vous positionner autrement, voire « en-dessous » ?
Je n’y ai jamais sérieusement pensé. C’était plutôt de l’ordre de l’instinct de survie d’une histoire qui m’était plus chère que tout au monde, une nécessité impérieuse : la Maison de mon père ne pouvait pas péricliter. Ni se dégrader.
Certains chefs abandonnent leurs étoiles car la pression est trop forte, voire castratrice. Qu’en pensez-vous?
Je respecte leur choix. Ils ont leurs raisons et leur histoire. Ce n’est pas à moi de juger.
En 2007 : c’est la consécration. Vous regagnez la scintillante 3ème étoile. Vous êtes alors la 1ère et seule femme en France. Racontez-nous…
Je ne l’ai pas obtenue toute seule ! Mon mari a été un support, un guide, un mentor extraordinaire. Mes équipes sont au cœur de ce succès. Les étoiles viennent récompenser un travail, mais ne sont jamais acquises pour toujours. Cette consécration m’a toutefois permis de prendre confiance en moi, et de me sentir légitime auprès de mes pairs. Elle m’a donné une liberté qui se lit aujourd’hui dans ma cuisine.
Sur quoi repose votre collaboration avec vos équipes ?
Cette collaboration repose avant tout sur une relation de confiance, un état d’esprit bienveillant que je cultive au quotidien, toujours motivée par le goût de la perfection et du dépassement de soi. Nous travaillons ensemble et essayons de combiner les talents. L’esprit d’équipe, c’est 1+1 = 2. Mais 1-1 = 0. Il faut que nous allions tous dans le même sens afin de créer une véritable émulation.
Les valeurs humaines sont au centre de votre credo managérial. Comment parvenez-vous à les faire vivre ?
Je parviens à rester suffisamment dans ma sphère de prédilection : la créativité et la cuisine. David assure une grande partie du développement économique du groupe. Nous sommes alignés sur nos valeurs. C’est une collaboration naturelle. Je vais voir mes équipes au moins une fois par mois. Tous les employés de tous nos établissements sont régulièrement conviés en stage « à la Maison », à Valence.
Par ailleurs, nous employons une majorité de femmes. À tous les niveaux. C’est un choix. Elles sont souvent plus dans la bienveillance et ne s’autorisent pas de rupture. Il n’y a pas de quotas, mais une volonté de capitaliser sur l’équilibre que crée la combinaison de talents masculins et féminins. C’est fructueux, puissant.
Le groupe a pris un envol considérable depuis 2007*. Jusqu’où irez-vous ?
Le développement est considérable mais maîtrisé, et toujours dicté par des choix qualitatifs et relationnels. Il paraît rapide, mais c’est le fruit d’un long cheminement, d’un mûrissement pensé et serein. La proximité avec les équipes et la liberté de créer et de s’améliorer restent les moteurs de développement fondamentaux.
Quelle est la touche unique de la cuisine d’Anne-Sophie Pic ?
Je suis dans l’instant, la création. Je recherche en permanence le juste équilibre dans mes associations de saveurs, ainsi que la délicatesse de l’expression. Ma cuisine est une cuisine de souche française, axée sur le travail de l’éphémère, animée par la quête permanente de nouveaux produits, d’accords de saveurs inédites et non consensuelles (amer, acide, iodé, torréfié, fumé…) mettant en avant des produits et ingrédients du monde entier, et notamment d’Asie. J’aime particulièrement travailler avec les épices, poivres que j’associe à des alcools d’exception pour créer des marinades, les thés, ou encore le grué de cacao que j’utilise comme condiment ; j’essaie de jouer avec le produit dans son ensemble : au bâton de cannelle, je préfère la feuille de cannelier par exemple. J’aime aussi les produits simples (poireau, chou…) ou mal-aimés (navet, betterave, salsifis…) : cela stimule la créativité. Il est très important pour moi d’être en contact direct avec le produit, et de connaître l’histoire et le savoir-faire des artisans et producteurs qui se cachent derrière eux. Les accords mets et boissons prennent également une place de plus en plus importante dans mon approche de la cuisine. J’ai la chance d’être épaulée dans ce travail par ma chef sommelière exécutive Paz Levinson, et au quotidien dans mon restaurant par mon chef sommelier Baptiste Gauthier. C’est un univers d’une richesse incroyable offrant des combinaisons infinies
Quelle est votre approche créative ?
L’odorat, les parfums et l’instinct de mon palais. J’ai grandi dans la maison familiale, en habitant juste au-dessus des cuisines qui laissaient échapper de doux effluves qui ont bercé mon enfance. L’univers du parfum m’a toujours intéressée par sa puissance d’évocation. Pour quelqu’un d’intuitif, comme moi, la mémoire olfactive joue un rôle prépondérant. Il y a des notes de tête qui donnent un premier élan, la première impression en bouche ; puis des notes de cœur qui prolongent et amplifient ce ressenti initial tout en annonçant les notes de fond qui révèlent la plénitude du goût.
Vous semblez totalement accomplie et épanouie malgré les responsabilités. Que représente le succès pour vous ?
La possibilité, la nécessité d’avancer, d’innover, de m’améliorer. Je reste toujours très exigeante avec moi-même, car rien n’est jamais acquis de façon définitive. Je me remets chaque jour en question pour donner le meilleur de moi-même.
La Dame de Pic ouvrira au Raffles à Singapour en juin 2019. Ce sera votre première incursion hors de l’Europe et sur ce continent qui vous inspire tellement. Que pouvez-vous nous en dire ?
Je suis très heureuse de cette ouverture, la première en Asie, qui est une région du monde très importante à mes yeux. J’en apprécie la culture, et ses produits m’inspirent. Les piliers de notre équipe culinaire ont été choisis. Le chef travaille avec moi depuis plus de 10 ans. Il est formidable et a mon entière confiance. En pâtisserie, nous accueillons un chef talentueux qui se forme en ce moment à notre structure. Je demande à toute l’équipe de découvrir la Dame de Pic de Paris et ils passeront tous un temps significativement long à Valence. Je souhaite qu’ils soient tous imprégnés de notre esprit d’équipe. Le savoir-faire, ils l’ont. Ils le perfectionneront. Mais l’esprit… C’est primordial. Nous sommes actuellement en pleine ébullition créative ! Le menu reste encore un peu confidentiel, mais je peux d’ores et déjà vous assurer qu’il sera émaillé de touches asiatiques. L’ouverture est prévue fin juin/début juillet. Nous sommes impatients !
*2008 : Collaboration avec Chapoutier et achat des vignes Pic. Création de Scook, l’école de cuisine d’Anne-Sophie Pic à Valence. 2009 : Ouverture du restaurant Anne-Sophie Pic au Beau Rivage Palace de Lausanne (2*). 2010 : premier restaurant La Dame de Pic à Paris (1*). 2011 : l’ePICerie à Valence. 2014 : Daily Pic épicerie-traiteur à Valence. 2016 : création de la brasserie auberge André, en hommage à l’histoire familiale et reprenant les recettes traditionnelles qui ont “fait” la Maison Pic. 2017 : 2d restaurant La Dame de Pic à Londres (1*). 2018 : ouverture du Daily Pic, épicerie-traiteur à Paris … Juin 2019 : ouverture programmée à Singapour du troisième restaurant La Dame de Pic, dans l’enceinte de l’hôtel Raffles rénové : un magnifique concept gastronomique en prélude de la mythique Maison Pic de Valence.
Reprise de l'article paru dans le magazine Singapour n°13 (Mai-Sept 2019) dont le dossier central était consacré aux femmes.