Edith Coron et Anne Garrigue, contributrice régulière du site lepetitjournal.com, viennent de publier « Les nouveaux éclaireurs de la Chine ». L'ouvrage, d'une grande densité, s'intéresse au processus d'hybridation culturelle de ces personnes dont le parcours se construit au confluent de cultures différentes, sur fond de globalisation et de 30 années de fascination réciproque entre l'occident et la Chine.
Qu'est-ce qui, dans vos parcours respectifs, vous a amenées à vous intéresser à cette thématique de l'hybridation culturelle et à la Chine?
Anne Garrigue - Cette condition du métissage culturel me hante depuis longtemps. Je suis arrivée pour la première fois en Asie à l'âge de 27 ans. J'ai vécu au Japon une expérience très forte sur le plan personnel. La greffe a pris. A tel point que, lorsque nous sommes repartis en Europe dans les années 2000, j'ai écrit « l'Asie en nous ». Plus tard, j'ai été amenée, comme rédactrice en chef du magazine « Connexions » en Chine, à rencontrer un certain nombre d'acteurs privilégiés, souvent bi-culturels, des transformations en Chine.
Edith Coron - Je vis en Chine depuis 9 ans après avoir vécu très longtemps en expatriation dans d'autres régions : en Afrique, en Amérique Centrale, au Moyen Orient et en Russie. Comme journaliste à l'époque, j'avais été frappée par l'impact de la mobilité sur les individus et les couples bi-culturels. J'avais écrit un premier livre sur l'immigration des juifs soviétiques en Israël (Le dernier exode : les juifs soviétiques en Israël : rencontre et désillusion/ 1993). Devenue coach et formatrice, j'ai développé une pratique où l'interculturel occupe une place centrale, qu'il s'agisse de développer des compétences culturelles, de gérer la complexité culturelle ou de mettre en ?uvre un leadership global.
Quels sont les enjeux liés à cette hybridation culturelle ?
EC - Cet ouvrage est le résultat d'un travail d'enquête et de réflexions. Il est fondé sur la rencontre de la Chine et du Monde depuis 30 ans, marquée par des flux massifs dans les deux sens.
AG. Nous avons voulu regarder ce qu'il y a dans la boite noire. Nous avons mené notre enquête à plusieurs niveaux : celui des personnes, celui des organisations et des institutions éducatives, celui enfin de la politique et de la géopolitique. Ce qui nous a intéressées c'est la dynamique existante entre ces différents niveaux. Nous avons multiplié les rencontres avec des personnes ayant des parcours très variés, dans différentes régions de la Chine : des entrepreneurs, des intellectuels des hommes et des femmes d'affaires, des artistes ou des représentants du monde de la mode.
EC ? Pour ces personnes, l'hybridation traduit le choix de l'ancrage plutôt que de l'errance. L'une des personnes dont on raconte le parcours, Michael Crook, né de parents anglais et canadien a grandi en Chine et s'est marié à une Londonienne d'origine chinoise. L'intéressé explique qu'il plaisante volontiers avec sa femme du fait qu'il souffre du syndrôme de « l'?uf dur : blanc à l'extérieur, jaune à l'intérieur », alors qu'elle serait « une banane : jaune à l'extérieur, blanche à l'intérieur ». En fait, les gens ne sont ni « banane », ni « ?uf dur», mais quelque chose de différent. Dans le livre, il s'interroge : « l'identité est-ce quelque chose qu'on choisit soi-même ou quelque chose qui vous est imposé par les autres ? Certains ont l'aplomb de dire « je suis ce que je suis ». D'autres n'ont pas cette assurance et préfèrent dire : »vous me dites qui je suis ». J'appartiens à la première catégorie ».
Quels sont les espaces dans lesquels se manifeste et se fabrique l'hybridation culturelle ?
EC - Nous avons dressé un constat de cette rencontre entre la Chine et le monde dans le domaine du travail et dans celui de l'éducation, relevant à la fois les éléments du contexte qui font frein et ce qui a joué le rôle d'accélérateur.
Que faut-il entendre par hybridité culturelle et pourquoi la Chine ?
AG - L'hybridité , c'est la capacité à naviguer entre plusieurs cultures. Nous nous sommes intéressées à la Chine parce que c'est une nation profondément hybride, confrontée à un va et vient permanent et en quête de valeurs. Le prisme de l'hybridation permet de rendre compte de la Chine dans sa complexité d'aujourd'hui.
?EC - La mondialisation crée en Chine de l'hybridité culturelle à tour de bras. La situation de la mobilité en Chine, c'est plus de 10 millions de détenteurs d'un passeport chinois vivant à l'étranger. C'est en sens inverse 650.000 étrangers vivant en Chine. C'est encore 3 millions de Chinois qui ont fait leurs études à l'étranger, parmi lesquels la moitié est revenue en Chine, et 375.000 étudiants étrangers en Chine.
AG L'hybridité n'est pas un phénomène récent. Mais il existe une certaine difficulté à la nommer. D'ailleurs il n'existe pas de mot en chinois pour la désigner. Pourquoi hybridation plutôt que métissage ? parce que ce second terme avait une connotation trop biologique. La notion d'hybridation renvoie à de très nombreux plans.
L'hybridation telle que l'expérimentent les Chinois au contact de l'occident est-elle du même ordre que celle des occidentaux qui font le mouvement inverse?
EC - Ce qui est intéressant, c'est que, dans les deux sens, le processus d'hybridation est comparable : c'est le même processus qui est à l'?uvre. Cela fonctionne comme dans les langues. Chacun sait qu'il est plus facile d'apprendre une nouvelle langue vivante lorsqu'on en maîtrise déjà 3 ou 4. Il y a des choses qui sont débloquées dans le cerveau : une plus grande capacité à être curieux et à aller en dehors de sa zone de confort. Les hybrides culturels s'accommodent mieux de la complexité. Ils ne sont pas perdus devant l'ambigüité et gèrent mieux les sables mouvants identitaires. L'hybridation élargit leur espace de confiance. Elle permet de mieux percevoir les notes ou les couleurs. Tout ce qui permet de penser de manière plus complexe est positif.
AG- L'hybridation procède d'une stratégie individuelle et collective. D'une manière générale, on s'aperçoit que quand il n'y a pas de stratégie, il y a échec. Quand on n'arrive pas à surmonter les obstacles, on est confronté à des problèmes de déstructuration. Les hybrides culturels revendiquent leur hybridité à l'égard de l'autre.
?Il y a ceux pour lesquels l'hybridation culturelle est une chance et ceux qui la portent comme un fardeau
?AG- L ?hybridation est en soi génératrice d'une grande créativité. Mais les intéressés sont aussi confrontés à d'importants conflits de valeurs, par exemple en ce qui concerne la corruption ou le népotisme ou sur la manière de définir ses cercles de loyauté. C'est vrai aussi dans le domaine de l'éducation : quelles valeurs va-t-on inculquer ? D'une manière générale, la profondeur, liée aux racines, aide beaucoup au processus d'hybridation. C'est la motivation de chacun qui permet de surmonter les obstacles
EC. Le monde d'aujourd'hui amène à gérer de plus en plus souvent ces situations d'hybridation. Il y a ceux qui s'adaptent et ceux qui ne s'adaptent pas. L'hybridité culturelle n'existe pas dans une bulle. Il y a des entreprises qui placent les hybrides culturels au c?ur de leur stratégie. Ils font dans ce cas office de ponts culturels. Dans beaucoup d'entreprises, cela ne se passe pas comme ça. Dans le livre nous rapportons des situations dans lesquels l'utilisation des hybrides culturels pour faire le pont entre la culture par exemple d'une grande entreprise occidentale dans un environnement chinois, ou l'inverse, ne fonctionne pas, soit parce que les intéressés sont rejetés par les chinois continentaux, soit, en sens inverse parce qu'eux-mêmes, nourris de culture occidentale et ayant fait carrière à l'étranger, vivent comme une régression le fait de travailler dans une entreprise chinoise se sentent dévalorisés dans le contexte d'un retour dans leur pays d'origine.
Ce livre, très documenté et riche en témoignages, est sans doute le résultat d'un énorme travail
AG -C'est le fruit de 5 ans de travail. Il a nécessité plus de 250 interviews, y compris avec des Africains et des Coréens et auprès de différentes générations. L'Environnement a changé. Entre le début de notre travail il y a 5 ans et aujourd'hui nous avons assisté à un mouvement évident de fermeture de la Chine. Cela a énormément changé avec Xi Jinping. Notre livre avait suscité un fort intérêt en Chine et nous devions initialement publier le livre en Chinois. Mais la situation a fortement évolué. La Chine veut limiter les influences occidentales
EC - Il y a en Chine une grande tradition d'hybridation. En même temps, la parole est censurée. Elle a été kidnappée par le parti communiste. Or pour Huo Datong, psychanalyste, dans la tradition lacanienne, dont il est le traducteur en Chinois, qu'il s'agisse de l'individu ou de la société, l'apprentissage de la parole est un élément essentiel pour la construction de soi.
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Propos recueillis par Bertrand Fouquoire (www.lepetitjournal.com/singapour) vendredi 6 novembre 2015
?Les nouveaux éclaireurs de la Chine
Hybridité culturelle et globalisation
Edith Coron & Anne Garrigue ? Edition Manitoba/ Les Belles Lettres