Les traitements contre le cancer sont en pleine transformation. Un peu plus de trente ans après la découverte de l'origine génétique du cancer, les thérapies sont de plus en plus ciblées et les cinq dernières années ont vu l'émergence d'une nouvelle aire, celle de la médecine personnalisée, qui consiste à traiter chaque patient de façon individualisée en fonction des spécificités génétiques et biologiques de sa tumeur. Le Dr Touati Benoukraf dirige le laboratoire de bio-informatique et d'épigénétique au Cancer Science Institute (CSI) de Singapour. Il nous explique comment la recherche et la bio-informatique ?uvrent pour améliorer les traitements.
Des traitements standard à la médecine personnalisée
Dans les années 1970, les chercheurs démontrent que le cancer a une origine génétique, c'est-à-dire que les cellules tumorales présentent des anomalies des gènes, et ouvrent la voie aux traitements standard contre le cancer que sont la radiothérapie et la chimiothérapie. Dans les années 1990, le décryptage des anomalies spécifiques des gènes et le séquençage de l'ensemble des gènes d'une tumeur permettent l'émergence des thérapies dites ciblées, qui visent à détruire les cellules tumorales en épargnant les cellules normales du corps. Aujourd'hui, depuis quelques années, les thérapies sont en phase de transition vers la médecine personnalisée (appelée aussi médecine de précision), qui a pour objectif de proposer des traitements spécifiques, en fonction des gènes des tumeurs de chaque patient.
La bio-informatique au service de la recherche et de la médecine
Dans ce contexte, la bio-informatique s'impose, notamment grâce aux « Big data », pour exploiter et même produire des connaissances indispensables à la découverte de nouveaux traitements et à la personnalisation de la prise en charge des personnes.
Le Dr Touati Benoukraf nous explique comment la recherche fondamentale et la bio-informatique oeuvrent pour améliorer les traitements contre le cancer.
LPJ - Pouvez-vous nous raconter votre parcours scientifique, en quelques mots ?
Dr. Touati Benoukraf - Je suis originaire d'Aups, un village situé dans le Var, et j'ai fait mes études à Marseille, en m'orientant d'abord vers les mathématiques et l'informatique. Mais les métiers de l'informatique pure ne m'attiraient pas. J'ai découvert la biologie au cours d'un master en bio-informatique, co-dirigé à l'époque par le Pr. Denis Thieffry, avec qui j'ai collaboré durant ma thèse doctorale en analyse bio-informatique (« analyse des mécanismes de régulation de développement précoces des cellules T »), et qui est devenu, depuis, un de mes principaux collaborateurs ici à Singapour.
Comment avez-vous ensuite choisi de vous installer à Singapour ?
- Je suis venu à Singapour pour diverses raisons. D'un point de vue personnel, j'ai toujours beaucoup voyagé en Asie, et l'Asie me passionne. Sur le plan professionnel, diverses opportunités de travail se sont présentées, et j'ai choisi de venir travailler en 2010 au Cancer Science Institute (CSI), qui avait déjà le regard tourné vers la bio-informatique et la médecine personnalisée à une époque où, en France, mon métier n'était qu'au stade embryonnaire.
J'ai fait deux années de post-doctorat, puis j'ai obtenu le grade de Special Fellow qui m'a permis notamment d'accéder à des financements importants pour mes projets de recherche et de recruter six personnes pour former mon équipe. Une chance extraordinaire pour un jeune chercheur en début de carrière.
Comment la bio-informatique intervient-elle dans la recherche contre le cancer et le traitement des patients ?
- La clef de la recherche contre le cancer est de comprendre les interactions entre les gènes. En quelques années, nous sommes passés de l'étude d'un seul gène à l'étude d'un ensemble de gènes, à un réseau. En conséquence, le volume de données à analyser est colossal. Les mathématiques et l'informatique deviennent donc des outils indispensables pour permettre l'exploitation des données dans des échelles de temps et de coûts compatibles avec le traitement des patients atteints de cancers.A titre d'exemple, la séquence du premier génome humain, qui a commencé en 1990, a demandé à peu près 10 ans, des équipes multiples et plusieurs milliards de dollars. Aujourd'hui, grâce au développement des techniques de séquençage à haut débit, le séquençage complet d'une tumeur s'effectue en quelques jours pour quelques milliers de dollars.
Les Algorithmes et logiciels informatiques que nous concevons sont capables d'analyser les nombreuses données issues de la recherche, et permettent aussi de faire des modèles prédictifs et de mieux comprendre les mécanismes fondamentaux de développement des cellules, du devenir d'une cellule normale en une cellule cancérigène et aller vers de nouveaux traitements.
Vous dirigez le laboratoire de bio-informatique et d'épigénétique. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos sujets de recherche ?
- L'objectif de nos recherches, in fine, est d'améliorer l'efficacité des traitements contre le cancer en les personnalisant à chaque patient. Cela passe, d'une part, par la connaissance de la signature génétique du cancer, via le séquençage de la tumeur de chaque patient, et d'autre part par une connaissance d'autres facteurs, dits épigénétiques, liés aux mécanismes moléculaires qui modulent l'expression du patrimoine génétique en fonction du contexte.
Nous nous intéressons à un gène particulier, le « p53 », car il est en effet le gène le plus fréquemment altéré, muté, ou inactivé dans les cellules tumorales de pratiquement tous les types de cancers (mis à part les leucémies). C'est un gardien du génome, il intervient dans la réparation de l'ADN et la mort cellulaire. Nous focalisons notre attention sur un mécanisme particulier lié à son action de régulation de la prolifération cellulaire et de l'apoptose.
Il y a dans notre équipe des biologistes qui analysent les mécanismes au niveau moléculaire et des informaticiens, qui analysent les données ADN.
Les chercheurs ont-il accès au séquençage génétique des tumeurs de vrais patients ?
- L'accès aux données génétiques des tumeurs des patients est un problème éthique délicat, et variable selon la réglementation des pays. A Singapour, l'accès aux échantillons de tumeurs est soumis à un protocole rigoureux, mais est plus aisé qu'en France par exemple. Les chercheurs du CSI et les cliniciens de l'hôpital NUH en particulier sont en étroite collaboration, pour que les résultats de la recherche aient un aboutissement jusqu'aux patients, et à l'inverse que les observations faites par les médecins puissent arriver aux chercheurs. On parle de médecine translationnelle.
Le Dr. Touati Benoukraf et des membres de son équipe au CSI
Comment collaborez-vous, dans le cadre de vos recherches et du programme MERLION, avec l'équipe française de « Biologie computationnelle des systèmes » de l'Institut de Biologie de l'École Normale Supérieure de Paris (IBENS) dirigée par Denis Thieffry ?
- Notre collaboration avec l'équipe de Denis Thieffry a débuté il y a plusieurs années. Nous avons entre autre organisé plusieurs workshops à Paris et à Singapour. Le programme MERLION a été le catalyseur qui a permis d'accélérer notre travail collaboratif.
L'équipe de Denis est spécialisée dans la conception d'outils statistiques et informatiques nécessaires à l'extraction des signaux biologiques à partir séquençage de l'ADN, et dans la modélisation dynamique de réseaux de régulation biologique. Elle a en particulier constitué un « réseau d'interaction moléculaire », qui modélise des processus biologiques impliqués dans l'action du gène p53 par activation d'autres gènes pour réguler la prolifération cellulaire et l'apoptose. Nous avons, de notre côté, découvert que la protéine codée par le gène p53 est aussi un inhibiteur, c'est-à-dire qu'elle désactive d'autres gènes pour assurer sa fonction. Le but de notre collaboration est d'intégrer nos données au réseau d'interaction conçu par l'équipe française, ce qui nous permet de modéliser et mieux comprendre les mécanismes de développement des cellules cancéreuses.
L'intérêt thérapeutique est important. En effet, une fois les mécanismes expliqués, nous pourrons restaurer la fonction du gène p53 qui est inactivée dans les cellules tumorales en testant de nouveaux traitements qui viseront directement les gènes cibles de p53, en le by-passant.
Quelle est votre vision sur ce programme MERLION ?
Je suis très satisfait de ce financement de la mobilité des chercheurs. Nous apprécions particulièrement la possibilité d'envoyer en France ou à Singapour des délégations complètes de scientifiques. En effet, pour des projets multidisciplinaires tels que le notre, un rapprochement physique est crucial; en travaillant ensembles, la recherche avance plus vite. Il est également important pour nous de créer des liens avec d'autres équipes ayant des expertises complémentaires et de participer à des colloques internationaux pour présenter nos résultats.
Les budgets consacrés aux déplacements octroyés par les subventions conventionnelles sont généralement très limités. Le programme MERLION est donc très complémentaire des autres modes de financement et est d'une grande utilité. Il donne la possibilité d'initier ou, dans notre cas, de consolider des collaborations franco-singapouriennes dans le but d'accélérer nos avancées scientifiques.
Propos recueillis par Cécile Brosolo (www.lepetitjournal.com/singapour), vendredi 31 juillet 2016.
Sources
Site de l'inserm : www.inserm.fr/thematiques/cancer/dossiers
Recherche sur le cancer, tout s'accélère : http://www.recherche-tout-saccelere.fr
Cancer Science Institute of Singapore : https://www.csi.nus.edu.sg
Site du laboratoire du Dr. Touati Benoukraf : https://tblab-csi.nus.edu.sg