Le 28 décembre prochain, le Bissap Baobab de Mission Street fermera ses portes, dernier chapitre d'une saga qui a débuté il y a près de trois décennies. Depuis 1996, Marco Senghor a multiplié les adresses – Bissap Baobab, Little Baobab, Oakland – mais jamais la vision: faire exister un espace où s'entremêlent rythmes africains, saveurs sénégalaises et âmes du monde entier. Mais comme l'arbre majestueux dont il porte le nom, le baobab de Marco Senghor plie sans jamais se briser. Portrait d'un bâtisseur de ponts culturels qui a fait de la teranga sa devise et de Mission son village.


L'héritage d'un nom, la volonté de tracer sa propre voie
Marc Olivier Senghor, l'homme derrière le Bissap Baobab et pilier du quartier Mission depuis près de trois décennies, porte un nom qui n'est pas anodin.. Il est le petit-neveu de Léopold Sédar Senghor, figure monumentale de l'histoire africaine, premier président du Sénégal indépendant, poète de renom international et co-fondateur du mouvement de la Négritude. Premier Africain élu à l'Académie française, Léopold Sédar Senghor incarnait l'excellence intellectuelle et la fierté culturelle africaine.
Mais loin de se reposer sur ce prestigieux héritage familial, Marc Olivier , connu sous le nom de Marco, a toujours cherché à se construire un nom propre. Près de trois décennies plus tard, nul ne peut en douter : Marco a écrit sa propre légende.
En 1988, il arrive à San Francisco pour deux mois de vacances. Charmé par la beauté de la ville, son climat extraordinaire, la gentillesse des gens, et le fait que la ville était à son apogée à cette époque, Marco Senghor décide qu'il y posera ses valises, touché par le "rêve américain" et la possibilité de se créer un nom propre, loin de son prestigieux héritage familial.
Son projet ? Créer un espace authentique où la "teranga" - ce concept sénégalais d'hospitalité généreuse et chaleureuse - se vit au quotidien. Le Bissap Baobab n'est pas un musée figé célébrant le passé, c'est un organisme vivant qui pulse au rythme des rencontres et des échanges culturels.
La générosité au cœur du projet

Ce qui distingue Marco, c'est avant tout sa générosité et son engagement communautaire profond. La philosophie de Marco ne se limite pas aux murs de ses restaurants.
Même dans les premières années difficiles, quand Mission était encore un quartier dangereux, il cachait des prostituées de Capp Street et offrait refuge à ceux qui en avaient besoin. « C'était un peu une maison de réfugiés pour certains d'entre eux », se souvient-il. Cette générosité naturelle lui a valu une réputation d'« employeur généreux et philanthrope orienté vers la communauté ».
Pendant la pandémie, alors que tant d'autres entrepreneurs cherchaient simplement à survivre, Marco a participé au programme New Deal SF de la ville, fournissant des repas aux personnes dans le besoin.
Son restaurant est devenu un rempart contre la gentrification qui menace le caractère multiculturel du Mission District. Alors qu'il explique que de nombreux petits commerces ont de grandes difficulté à survivre, il s'efforce de préserver la culture et l'histoire du quartier. Il explique que ce n'est pas qu'une mission commerciale, c'est un devoir envers la communauté qui l'a accueilli.
Aujourd'hui encore, Marco rêve d'un modèle économique solidaire qui permettrait aux petits restaurants de s'entraider financièrement, contribuant ainsi à réduire les inégalités dans un San Francisco en pleine transformation. Car pour lui, le Baobab n'a jamais été qu'un simple restaurant – c'est un projet de vie communautaire, un village au cœur de la ville.
Un hub culturel francophone et africain

Ce qui rend le Bissap Baobab unique, c'est sa capacité à servir de pont entre les cultures. Le restaurant est devenu un lieu de prédilection pour les institutions culturelles francophones et africaines.
En octobre 2024, le Consulat général de France a organisé une réception haute en couleurs pour célébrer la le XIXème sommet de la Francophonie au Bissap Baobab. Le choix du lieu n'était pas anodin : comme l'a souligné le Consul général Florian Cardinaux, le restaurant tenu par le neveu du président Senghor représente "un véritable pont entre les cultures". L'événement a rassemblé des personnalités de toute la Bay Area, du sénateur des Français de l'étranger Olivier Cadic aux leaders de la communauté libanaise, illustrant la diversité de la francophonie locale. « C'était un moment exceptionnel de voir la diversité culturelle et de penser que la francophonie était une force », déclare Marco après l'événement.
Le Bissap Baobab accueille également régulièrement PIAFF (Promotion Internationale d'Artistes Français et Francophones), une organisation à but non lucratif qui représente et amène les plus grands artistes francophones aux États-Unis. En mars 2024, le festival Artmosphère célèbre les cultures francophones à travers les arts visuels, la musique, le théâtre et le cinéma au Bissap Baobab lors de la cérémonie de fermeture du festival. Puis en janvier 2025, c'est au tour du célèbre humoriste français Kev Adams de faire escale au Bissap Baobab lors d'une "Pop Up Comedy Night" organisée par PIAFF.
Le Bissap Baobab programme aussi des événements littéraires avec l'auteure camerounaise Hemley Boum, des concerts avec le virtuose de la kora Karamo Susso : l'offre culturelle du restaurant rivalise avec celle des grandes salles de spectacle.
"Le jeudi pourrait être baptisé le jeudi de la francophonie", explique Marco, fourmillant d'idées. Il organise des French meet-ups qui rassemblent une soixantaine de personnes, des soirées couscous avec ses amis du Maghreb et du Moyen-Orient, et célèbre même la sortie du Beaujolais nouveau.
Mais l'âme du Bissap Baobab reste profondément ouest-africaine. Les vendredis et samedis soirs, le restaurant se transforme en salle de danse lors de la soirée Paris-Dakar, une fête africaine internationale qui existe depuis plus d'une décennie. Les rythmes makossa, afrobeats et l'ambiance "Petit Maquis" du Cameroun et du Gabon font vibrer les murs jusqu'à 2 heures du matin.
Survivre à l'impossible : incendies, pandémie et batailles administratives

Le parcours de Marco Senghor ressemble à son arbre totem : enraciné, résistant, capable de survivre aux pires sécheresses. En 2013, un incendie ravage la cuisine du Little Baobab. Plus de 100 000 dollars de travaux sont nécessaires pour rouvrir. La pandémie de COVID-19 frappe ensuite durement, forçant des fermetures prolongées.
En 2022, Marco tente un nouveau départ dans l'ancien espace de la brasserie Lupulandia, 2243 Mission Street. Le « Big Baobab » naît avec l'ambition de créer un espace de 375 mètres carrés dédié aux brunchs, cours de danse internationale, projections de films culturels et soirées dansantes. Mais les obstacles s'accumulent : des voisins déposent des plaintes pour nuisances sonores malgré 80 000 dollars investis dans l'insonorisation.
Ces mêmes voisins bloquent ensuite l'obtention de la licence d'alcool par crainte des nuisances qu'un établissement servant de l'alcool pourrait générer. Ce qui devrait prendre 60 jours s'étire sur dix mois épuisants. Pour un restaurant-bar comme le Baobab, cette licence n'est pas un simple détail administratif : c'est une question de survie économique. Sans la possibilité de servir des boissons alcoolisées, les marges s'effondrent et les clients se raréfient. Mais la communauté se mobilise. En juillet 2024, la reconnaissance arrive enfin : Bissap Baobab est inscrit au Legacy Business Registry de San Francisco, un honneur réservé aux entreprises culturellement essentielles à la ville.
Avec toutes ces embûches, un sentiment "sabotage permanent" selon ses mots, aggravé par un loyer élevé et la crise économique fait réfléchir Marco. "Je n'ai plus l'énergie pour me battre dans la cour des grands", reconnaît-il. Il réalise que l'échelle humaine lui conviendrait mieux.
Une dernière danse avant la renaissance
Avant de baisser le rideau pour la dernière fois au 2243 Mission Street, Marco organise une soirée d'adieu mémorable le samedi 20 décembre. « Avant d'éteindre les lumières, nous organisons une dernière Farewell Party et nous aimerions que vous nous rejoigniez », annonce-t-il sur les réseaux sociaux. L'invitation est chargée d'émotion mais aussi de cette énergie joyeuse qui a toujours caractérisé le Baobab : « Venez trinquer et, danser avec nous, et nous aider à remplir la salle de toute la joie, des toutes les saveurs et de toute l'énergie qui ont défini Baobab pendant près de trois décennies. »
Un nouveau chapitre s'écrit

Fin 2025, Marco a annoncé la fermeture de l'actuel Bissap Baobab sur Mission Street pour le 28 décembre. Maintenir un espace si vaste est devenu trop difficile dans le contexte économique actuel. "Ces murs ont été témoins de mariages, d'anniversaires, de révolutions, de ruptures, de réconciliations, de miracles, et de milliers de nuits où les cultures se sont mélangées comme les épices dans une marmite de Ceebu Jen", a écrit Marco dans un message empreint d'émotion.
Mais pour ceux qui connaissent Marco, cette fermeture n'est qu'une transition. "Que ce soit clair : le Baobab n'a PAS terminé", affirme-t-il avec conviction. "Nous cherchons activement un nouveau foyer. Le Baobab plie, mais ne se brise jamais."
En attendant de trouver un nouvel espace permanent, Marco a lancé les "Baobab Flying Nights" chaque samedi au Muddy Waters Café sur Valencia Street. Ces soirées intimistes proposent un repas traditionnel avec le fameux Ceebu Jen (riz au poisson sénégalais), des pastels (empanadas africaines) et une boisson bissap ou gingembre, le tout dans une ambiance "Petit Maquis" chaleureuse. Des rumeurs parlent même d'une possible acquisition du café par Marco, ce qui ramènerait le Baobab à ses racines sur Valencia Street, où se trouvait le "Little Baobab" originel.
Mieux encore : Marco est en négociations pour acheter le Muddy Waters, ce café emblématique de Valencia Street qui existe depuis 35 ans. Un retour aux sources symbolique, puisque le premier Little Baobab se trouvait sur Valencia, là où de nombreux résidents se souviennent encore des débuts de l'aventure.
Fidèle à son esprit, Marco refuse la mélancolie. Il sait qu'il peut compter sur la force de sa communauté, sur la magie de la "teranga", et sur sa capacité à réinventer son rêve. Pour lui, le Baobab n'est pas un lieu physique – c'est une communauté, une philosophie, un rythme qui continuera de battre ailleurs.
Après 28 ans de présence ininterrompue, de fêtes et de danses, de plats épicés et de rires partagés, le baobab de Marco Senghor s'apprête à replanter ses racines ailleurs. Comme l'arbre africain qui peut vivre plus de mille ans, cette histoire est loin d'être terminée. La teranga, elle, est éternelle. L'histoire du Bissap Baobab continue donc, portée par un homme qui a transformé un nom illustre en un héritage vivant, vibrant et généreux.
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