En 2019, Le Petit Journal New York a décidé de rendre hommage aux femmes francophones de New York en lançant le « Mois de la Femme ». Parce qu’un an plus tard, les femmes sont toujours sous-représentées dans les médias, nous poursuivons notre projet tant éditorial que sociétal en publiant, chaque jour de mars 2020, le portrait d’une femme francophone de la ville. Aujourd’hui, nous avons rendez-vous avec Éliane Laffont. Éditrice, directrice artistique, curator et entrepreneure, elle est la femme libre qui a co-fondé Gamma Press Images USA puis Sygma USA, la plus grande agence de photographie au monde.
« New York allait être mon monde »
Notre édition ne titre jamais en anglais, mais cette affirmation « so french ! » lancée à Eliane Laffont dans les bureaux du Time magazine à laquelle elle a répondu « but only in America » est déterminante dans l’histoire d’Eliane Laffont, dans son aventure et dans la carrière hors du commun qu’elle a menée et continue de mener.
Eliane Laffont, une femme au destin fabuleux, née en Bourgogne. Un père médecin qui amène sa famille au Maroc alors qu’elle est enfant. C’est la première expatriation pour Eliane Laffont qui se passionne pour la littérature et la philosophie « mon père était persuadé que j’allais être la prochaine Simone de Beauvoir » lâche-t-elle avec un éclat de rire. Ce même éclat de rire qui ponctue notre longue et passionnante conversation. Il faut dire qu’elle en a des choses à raconter, des anecdotes, des histoires de baroudeuses.
Elle le reconnaît « je suis fascinée par les photographes et leur vie de baroudeurs ». Quand elle fait défiler sa vie, entrecoupée d’éclats de rire, on se dit qu’elle aussi est une baroudeuse. Elle découvre New York à la fin d’un long voyage reliant l’Amérique du Sud à l’Alaska. Elle a un coup de foudre pour la ville comme on peut avoir un coup de foudre pour un homme ou pour une femme. C’est l’année 1965 « je me souviens exactement où j’étais, au coin de la 6e avenue et de la 55e rue, j’ai eu un coup de foudre absolu pour cette ville, j’ai décidé que j’allais revenir ». Et de rajouter « New York allait être mon monde ».
En 1965, Eliane Laffont s’installe donc à New York, alors une ville sale, assez dangereuse, mais une ville en plein changement, une ville de liberté et de possibilités. À ce moment-là, Jack Kerouac a ses habitudes dans la ville, les Velvet Underground viennent de se former, Robert Mapplethorpe et Patti Smith ne vivent pas encore au Chelsea Hotel. C’est une ville qui, au milieu des années 60, est le théâtre de changements sociaux, de revendications. Les artistes s’en emparent, elle devient la ville qui ne dort jamais. C’est la période Warhol qu’Eliane Laffont connaît, comme elle finira par connaître tous les artistes, toutes les célébrités. Elle n’en fait pas un mystère, ni même un honneur, ça fait partie de sa vie.
« J’étais fascinée par cette ville démesurée, qui avait un côté provocateur ». Eliane est alors une très jeune femme, libre, curieuse, aventurière. Elle a soif de découvrir, d’apprendre. Fascinée par le multiculturalisme, elle a, à New York, ce sentiment de vivre libre. « Au Maroc, nous vivions entourés de Marocains et de Français, à New York, je découvrais des gens du monde entier, ce melting-pot me fascinait » raconte-t-elle.
« Au début, j’ai fait tous les métiers » lance-t-elle. Vendeuse dans la mode, vendeuse chez un antiquaire, elle travaille aussi dans une agence de voyage qui accompagne des professionnels français aux États-Unis « j’ai amené des bouchers au Texas, des dentistes à Boston... ». Plus elle faisait découvrir l’Amérique à ces clients français, plus elle apprenait sur ce pays qui allait devenir le sien, celui de sa fille, celui de ses petites-filles, sans oublier, celui de sa moitié, Jean-Pierre. À ce moment-là, rien finalement ne la prédestinait à la folle aventure professionnelle qui allait suivre.
De Gamma à Sygma
Eliane Laffont est mariée à Jean-Pierre Laffont « il était déjà photographe », il allait devenir un grand photographe et un grand photojournaliste reconnu. Jean-Pierre Laffont est alors le correspondant USA de Gamma, agence photographique de presse française alors dirigée par l’un des fondateurs Hubert Henrotte, monstre sacré du photojournalisme. « Un soir, nous dînions avec Hubert Henrotte qui cherchait à ouvrir une agence Gamma aux États-Unis. Dans la conversation, il me demande si ça m’intéresse de développer le bureau. J’ai répondu que oui, mais que je n’y connaissais rien. Il m’a répondu ce qui est l’une des phrases de ma vie : vous apprendrez ! ». Force est de constater qu’Éliane Laffont va apprendre, très vite même, en montant sur le sol américain la première agence photographique du pays. La décision est prise le 21 juillet 1969. La veille, Neil Armstrong posait un pied sur la Lune.
Dans son livre « Le monde dans les yeux: Gamma/Sygma: l'aventure du photojournalisme », Hubert Henrotte écrit, à propos d’Éliane Laffont : « Elle a la décision rapide. Ce sera l’une des plus belles inspirations de ma vie, même si je ne savais absolument pas où je mettais les pieds en confiant l’avenir de Gamma-New York à cette femme que je connaissais à peine ».... « Le chiffre d’affaire ne cessera de croître et la carrière d’Éliane Laffont suivra, de façon stupéfiante ».
Indépendante et aventurière, elle impose toutefois sa condition : elle ne veut pas être employée mais être son propre patron. Condition acceptée ! C’est la fin des année 60, l’âge d’or du photojournalisme à la française qu’Eliane Laffont va faire découvrir aux grands journaux américains. Elle va contribuer à mettre les photographes, les photojournalistes et leur talent, en lumière dans la presse américaine.
La vie d’Éliane Laffont est ponctuée de coups de chance. Par où commencer pour développer une agence photographique de presse aux USA ? « Je suis descendue dans la rue, je suis allée à un kiosque et j’ai acheté le Time magazine ». L’aventure commence dans son salon où, elle déniche, dans l’ours du magazine, le nom du grand patron, Henry Grunwald. Eliane détaille l’histoire qu’il faut replacer dans les années 60. Un coup de fil passé aux renseignements pour obtenir le numéro du magazine, puis c’est le début d’une aventure jalonnée de chance. La secrétaire de Grunwald la dirige vers le Directeur de la photographie du Time, John Durniak qui, croyant que son patron en personne lui envoie Eliane demande à la recevoir l’après-midi même. En allant à ce rendez-vous, elle ne sait pas que le Time va devenir son premier client. Et quel client ! « Je suis arrivée avec huit reportages sous le bras. Quand je les ai montrés à John Durniak, j’ai bien vu que je montrais quelque chose d’inhabituel ». Dans les reportages, des photos de Depardon.
Durniak, qui deviendra un ami d’Éliane Laffont, est séduit et propose un deal à la jeune femme : l’exclusivité de toutes les photos en échange d’une garantie de 500 dollars par mois. « J’ai pensé que s’il me proposait si facilement 500 dollars, c’est que ça valait bien plus ! Je lui ai rétorqué ‘non, 5000 dollars’. Il m’a dit ‘so French’, j’ai éclaté de rire et j’ai répondu ‘but only in America’. » Un autre éclat de rire d’Éliane Laffont. Sa plus grande aventure professionnelle est lancée : elle représente Gamma USA et vient de gagner un client précieux : Time magazine.
Elle apprend aux côtés de John Durniak qui l’appelle « Miss double rate ». Observatrice, elle apprend à éditer, à mettre en page, la rédaction, elle apprend la direction artistique. Chaque semaine, elle amène, exclusivité oblige, ses reportages photo. Événements au Tchad, au Vietnam, sècheresse en Afrique, l’affaire du Panama... Gamma est la seule agence à proposer des reportages photographiques d’un tel professionnalisme, clé en main. Au-delà d’un rapport professionnel, c’est aussi une amitié qui s’installe avec Henry Grunwald : l’histoire de deux migrants débarqués aux États-Unis, partis de pas-grand-chose, sinon d’une volonté de découvrir et d’apprendre. Grunwald a commencé au Time magazine en distribuant le courrier dans les différents services. « Il fait partie des grandes personnalités que j’ai rencontrées. Même s’il avait mauvais caractère, mais moi aussi » re-éclat de rire. Et de rajouter « Il m’a permis de faire des choses hors du commun ». Elle travaille avec le Time mais aussi avec tous les grands supports de presse américaine. Le succès est au rendez-vous !
Une femme libre
Quelques années après Gamma USA, Éliane Laffont lance Sygma USA, avec la même philosophie, le même métier, les mêmes clients. Elle s’intéresse à tout, politique, people, faits divers, sciences, technologie... Avec les années qui passent, son entregent devient immense. Tout le monde la connaît et elle connaît tout le monde.
Elle revend ses parts au début des années 2000 à Corbis, déténu à cette époque par Bill Gates. « Je suis restée dans la société, nommée vice présidente. J’ai eu le plus gros salaire de ma vie ». Mais le métier a changé et les fonctions d’Éliane avec. Libre, comme toujours, elle préfère voler vers d’autres cieux et se lance dans la « curation » d’expositions de photographes et de photojournalistes. « Je vis une époque extraordinaire, je n’aurais jamais pensé voir, de mon vivant, des photojournalistes entrer dans des musées » lance-t-elle, toujours amusée.
Avec son mari, avec qui elle n’a jamais cessé de travailler, elle voyage aux quatre coins du monde, mais c’est toujours à New York, qu’elle rentre chez elle. « Cette ville continue à me plaire, c’est la capitale du monde. Est-ce que je l’aime autant qu’avant ? Non ! Je n’ai pas aimé que mes amis artistes soient obligés d’en partir parce qu’elle est devenue trop chère. Je n’aime pas ce rapport à l’argent qui s’impose dans la ville. Mais elle continue de faire battre mon coeur ». Parole de femme aventurière, de femme baroudeuse, de femme libre...
Merci, chère Éliane, de faire partie des femmes francophones de New York mises en avant dans le cadre du Mois de la Femme instauré par notre édition.