Si changer le destin d’un pays pouvait être aussi simple que transformer les couleurs et le message d’un dessin, alors les mots et les actes politiques ne seraient pas nécessaires.
Ce 20 janvier 2021, le monde est à l’affût des discours qui seront prononcés par le Président-élu Joe Biden et sa colistière, Kamala Harris. Par les autres aussi : le Père Leo O’Donovan, ancien Président de Georgetown University et ami personnel de Joe Biden, par Tom Hanks lors d’une soirée télévisée en remplacement des traditionnels bals de Washington, par la photo qui rassemblera au cimetière d’Arlington autour de la nouvelle équipe au pouvoir, Républicains et Démocrates : les Bush, Obama et Clinton. Besoin de retrouver des repères politiques traditionnels et sains.
Mais l’image, ses couleurs, la promesse d’une nouvelle aube n’effacent pas la réalité : la virulence du virus — plus de 400 000 morts aux États-Unis ; la crise économique et sociale, le chômage et la fragilité de millions d’Américains, des institutions abîmées et l’image écornée dans le monde d’une Amérique affaiblie. La future Administration Biden pourrait-elle être celle d’une porte étroite vers plus de transparence, de justice et d’humanité ? Pourrait-elle être la face opposée de quatre années d’une présidence tout aussi inattendue que violente, l’Amérique de Donald Trump dont l’invasion récente du Capitole, le jour de la validation du vote des grands électeurs, résume à elle seule tous les dangers, mensonges et drames passés.
Les rues de la Capitale Fédérale sont aujourd’hui quadrillées par l’armée.
Le Président sortant, mauvais perdant, n’assistera pas à la passation de pouvoir. Il n’est pas le premier dans l’histoire américaine à ne pas accueillir et saluer son successeur. Mais il faut remonter à Andrew Johnson en 1869 — le premier Président américain à être mis en accusation (impeached) — pour voir un locataire de la Maison Blanche tourner le dos au Président-élu, Ulysses Grant. Avant lui, John Adams n’avait pas assisté à l’inauguration de Thomas Jefferson en 1801 et presque 30 ans plus tard, son fils, John Quincy Adams, fit de même avec Andrew Jackson.
L’investiture de Joe Biden et de Kamala Harris est en tout point celle d’un scénario inédit.
Pour la première fois de l’histoire des États-Unis, une femme — une femme noire— occupera le second poste de l’Administration. Kamala Harris est ainsi en première ligne pour succéder à Joe Biden ; elle devient surtout une voix déterminante dans un Sénat parfaitement partagé entre démocrates et républicains.
Aujourd’hui, une jeune poétesse de 22 ans, Amanda Gorman, fera elle-aussi porter haut sa voix, peut-être pour nous montrer le chemin à suivre comme Maya Angelou le fit en 1993 lors de l’investiture de Bill Clinton. On trouve dans un des poèmes de Gorman, publié par Assouline dans l’ouvrage Vital Voices : 100 Women Using Their Power to Empower, une résonnance à la dimension historique de ce 20 Janvier 2021.
« Today, everyone’s eyes
Are on us as we rise »
(Aujourd’hui, le regard de chacun
Se porte sur nous au moment où nous nous élevons).
Les regards se porteront évidemment aussi sur l’annonce par Joe Biden des priorités de la nouvelle Administration américaine : vaincre la pandémie, reconstruire l’économie et réconcilier les Américains.
En dialoguant avec quelques-uns des amis qui m’avaient ouvert leurs portes virtuelles en plein confinement, je leur ai demandé quelles étaient leurs attentes de cette journée singulière et de ce nouvel élan politique. Parmi eux, l’écrivain Marc Lévy ; le Vice-Président de Longchamp États-Unis, Olivier Cassegrain ; la Franco-Américaine et Présidente de Tastings, Alexandra Morris ; la fondatrice du Festival de Ramatuelle, Jacqueline Franjou ; le galeriste Eric Mourlot ; et l’artiste mexicaine et francophile Betsabeé Romero.
« Je suis triste et déçue de tout ce qui s’est passé pendant quatre ans dont l’issue est celle d’une tentative désespérée de renverser le choix du peuple Américain, » explique Alexandra Morris. « Mais je crois, » dit-t-elle « qu’après le 20 janvier—et au-delà—nous assisterons à une renaissance et une réconciliation de l’Amérique faite de dialogue et d’empathie. »
« C’est un nouvel espoir », ajoute Olivier Cassegrain, faisant référence au titre du film de La Guerre des Étoiles : New Hope. « Nous assistons à une saga et nous pensions avoir déjà tout vécu, » dit-il. « Mais qui aurait pu imaginer une seconde mise en accusation d’un Président à six jours de la fin de son mandat » ?
Tourner la page d’une administration que plus de 74 millions d’Américains soutiennent par leurs votes avec un sénat séparé en son milieu, reflet de cette division de l’Amérique, a des allures d’une mission impossible et d’une bifurcation.
« Le 20 janvier est obligatoirement un virage » explique Marc Lévy « parce que soit la société américaine reprend le chemin d’une démocratie et profite de l’expérience tragique des quatre dernières années vécues avec cette administration fasciste pour enfin se résoudre à curer les maux dont cette société souffre—en premier lieu le racisme systémique, cancer de cette société américaine—ou bien alors le pays se dirige vers une guerre civile. »
Car avant l’espoir, la peur domine. Celle de ne pas savoir dépasser les fausses informations, les idéologies, et d’être enfermé dans un jour sans fin. « Ma première crainte, ce sont ces millions d’électeurs, potentiellement des émeutiers, des gens violents et des ‘trumpistes’ forcenés, anti-vaccins et pro-armes » explique Jacqueline Franjou.
« Je ne suis pas inquiet pour les États-Unis » lui répond de son bureau dans l’Upper East Side, Éric Mourlot, né à New York et élevé à Paris. « Je comprends que l’évolution de la démographie du pays améliorera la société, mais c’est déjà la fin d’une utopie américaine. » Pour ce spécialiste des lithographies de Picasso, Matisse, Calder et Liechtenstein, « L’absence d’éducation aux États-Unis est devenue plus importante que la lumière du phare », de cette balise (a city upon the hill) qui existe en Amérique depuis le 17ème siècle.
De Mexico City où elle vit, l’artiste Betsabeé Romero—dont des œuvres magistrales sont exposées sur New York Avenue à Washington D.C.—voit le changement de locataire à la Maison Blanche « comme une bonne nouvelle, rare en ce moment, une bouffée d’air frais ». Le Mexique avait marqué la Présidence Trump dès la campagne de 2016. La relation entre les deux pays est complexe, envenimée par le trafic de drogues, par l’enjeu d’une énergie propre versus pétrolifère et la politique d’immigration aux États-Unis. « Le 20 janvier 2021 représente le développement possible d’initiatives plus humanistes, » espère Betsabeé Romero, « que ce soit sur les questions climatiques ou sur la gestion du racisme. »
Dès son arrivée à la Maison Blanche, Joe Biden devrait présenter un programme de réformes sur l’immigration et un calendrier d’accès à la citoyenneté américaine d’immigrants illégaux vivants aux États-Unis.
« L’enjeu est celui d’une réconciliation de l’Amérique », explique Olivier Cassegrain. Mais pour y parvenir, ajoute-t-il, « Tout le monde doit y mettre du sien, d’un côté comme de l’autre. »
Comment ? En oubliant tout ce qui a été commis ?
« L’élection de Donald Trump est celle d’un gosse de riches dans tout ce que le terme a de plus répugnant, » explique Marc Lévy. « C’est la consécration de la captation de tous les pouvoirs par une élite qui se les attribue depuis 30 ans, de façon persistante et croissante, et qui vit dans un monde au-dessus des lois. »
Pour l’écrivain français, la solution réside dans l’application de sanctions et de nouvelles lois. « C’est la sanction qui a fait évoluer les mentalités sur des siècles de sexisme. Personne n’aurait pu imaginer, il y a 20 ou 30 ans, voir un magnat comme Harvey Weinstein finir sa vie dans la déchéance. » Mais Marc Lévy appréhende que « le clan Trump, les Giuliani, les sécessionnistes et autres Ted Cruz » restent impunis. « Il faut des sanctions exemplaires, et je crains, dans un souci de réconciliation, le manque de courage pour condamner les gens à la hauteur des crimes commis. »
Le premier procès en destitution d’un ancien Président américain aura lieu très vite. Pour condamner Donald Trump, il faudrait les 50 voix des Démocrates et 17 votes Républicains. En parallèle au procès Trump, les Sénateurs devront confirmer les ministres nommés par Joe Biden et poursuivre le travail législatif lié à la crise de la Covid19. Préfiguration d’années judiciaires pour Donald Trump et consorts au risque de polluer le travail de la nouvelle administration ?
« Quatre ans, c’est court », estime Jacqueline Franjou. « Cette Présidence va être très difficile ; elle est demandée à l’international, il faut redresser la santé et l’économie, recréer des emplois, et remettre de l’ordre partout, y compris dans la police : que va-t-il se passer si on met à bas ‘le héros’ Trump ? Ne va-t-on pas provoquer une colère dramatique ? », ajoute l’ancienne directrice générale du Women’s Forum for the Economy and Society.
La médiation et le dialogue seraient-ils la solution entre deux mondes qui s’opposent dans un même pays ? « La médiation est un des métiers les plus difficiles au monde et implique toujours un homme et une femme », explique Jacqueline Franjou.
Justement, Joe Biden construit un gouvernement à l’image de la démographie américaine. Il a volontairement choisi une femme comme Vice-Présidente. Il y a quelques jours, Kamala Harris se présentait, souriante et en basket en couverture de Vogue. La photo a fait débat sur les réseaux sociaux. Tout le monde n’a pas aimé cette assurance désinvolte, cette main tendue qui semble dire, ‘discutons, mon bureau est ouvert, je suis comme vous’.
Et si ce virage du 20 janvier était tout simplement celui d’un changement de ton, d’un nouveau rêve Américain, une élévation pour paraphraser Amanda Gorman. Existe-t-il aujourd’hui une place pour l’optimisme ?
Il y a quelques mois, alors que l’Amérique était secouée par la mort de George Floyd, la spécialiste des relations franco-américaines et ancienne conseillère de Bill Clinton, Leah Pisar, faisait ainsi référence à Martin Luther King Jr., « L’arc de l’univers moral est long, mais il penche vers la justice. »
L’artiste Marion Naufal avait alors décrit cette période aussi sombre que triste en dessinant sur un masque censé nous protéger de la Covid19, les étoiles et les bandeaux de l’étendard américain. Mais le masque était à terre, il avait perdu ses fières couleurs et de sa déchirure coulait le sang des victimes de la maladie. Le masque est toujours déchiré, mais il retrouve aujourd’hui de sa superbe, de la verdure, les couleurs du jour. Un peu de vie en jaillit.
Un dessin n’est pas suffisant pour transformer un destin, mais il peut nous permettre de croire en une nouvelle Amérique, de choisir ensemble « le bon virage », et d’entamer un dialogue apaisé. Existe-t-il même une alternative ? Mais pour cela, il faudra les mots justes et les actes politiques. Cela commence aujourd’hui.
Illustration de Marion Naufal