Le 22 mai 2025, l’Observatoire de la Francophonie économique (OFÉ), sous la direction du professeur Hervé Agbodjan Prince, a tenu une table ronde intitulée Un pont vers l’Afrique : quels partenariats avec le Canada et le Québec ?. Dans une salle intime de la Faculté de droit de l’Université de Montréal — et devant un public en ligne nombreux —, les échanges ont donné naissance à une réflexion collective lucide et engagée. De la voix de l’économiste Kako Nubukpo à celle de Jean-Louis Roy, en passant par Marie-Josée Audet et Hubert Bolduc, un constat s’est imposé : les ponts ne manquent pas, mais il faut encore oser les traverser.


Une ouverture solennelle dans un cadre chaleureux
C’est la doyenne de la Faculté de droit, professeure Geneviève Saumier, qui a eu l’honneur d’ouvrir la session. Dans son mot de bienvenue, elle a salué la pertinence du thème et exprimé sa fierté d’accueillir cette initiative de l’OFÉ dans la salle François-Chevrette, rappelant le rôle de la Faculté comme lieu de dialogue et de réflexion sur les enjeux internationaux. « Il y a ici une passion que vous allez ressentir — celle des ponts qu’on construit avec conviction », a-t-elle déclaré, avant de céder la parole au professeur Prince, hôte et modérateur de la rencontre.

Kako Nubukpo : penser l’Afrique depuis elle-même
Invité principal de cette table ronde, l’économiste togolais Kako Nubukpo n’a pas déçu. Dès ses premiers mots, un silence dense s’est installé dans la salle. Non pas celui de l’attente, mais celui d’un respect immédiat. Ancien ministre de la Prospective du Togo, aujourd’hui professeur, auteur, penseur panafricain reconnu, il s’est adressé à l’auditoire sans notes, avec un calme ferme et un regard vif.
Son message : l’Afrique doit cesser de calquer ses politiques sur des modèles extérieurs. « L’enjeu n’est pas la souveraineté en tant que fétiche politique, mais la capacité de choisir nos interdépendances », a-t-il affirmé. Car c’est bien là toute la nuance : l’autonomie ne signifie pas l’isolement, et l’ouverture ne doit plus rimer avec soumission.
Reprenant les thèmes de son dernier ouvrage — L’Afrique et le reste du monde. De la dépendance à la souveraineté — il a dressé un diagnostic sans détours, mais porteur d’espoir : démographie explosive, inégalités criantes, choc climatique frontal, délitement du lien social dans certains États… « Mais au cœur de ce chaos apparent, il y a une force vitale : une jeunesse immense, vibrante, exigeante. »
Et cette jeunesse, il la côtoie au quotidien. À la Faculté de sciences économiques et de gestion de l’Université de Lomé, il croise plus de 20 000 étudiants chaque année. « Chaque rentrée, c’est un nouveau pays qui entre en classe. Ils sont des milliers, avides de savoir, d’avenir, de justice. Ce sont eux l’Afrique réelle. » Ce chiffre n’est pas anecdotique — il est la mesure concrète d’un continent jeune, dont 40 % de la population a moins de 15 ans, et qui verra 600 millions de nouveaux arrivants sur son marché du travail d’ici 2050.
Ce qu’il appelle la « troisième voie », entre néolibéralisme épuisé et panafricanisme de repli, invite à un projet de société fondé sur des valeurs propres, des pratiques ancrées, des écosystèmes à préserver. Il plaide pour une gouvernance repensée, inspirée aussi bien par les systèmes traditionnels africains que par l’agroécologie, la co-construction institutionnelle, l’économie du bien commun. « Ce dont l’Afrique a besoin, ce n’est pas d’un prêt-à-porter politique. C’est d’un sur-mesure endogène. »
Sans jamais tomber dans l’incantation, Kako Nubukpo conjugue la rigueur du chercheur et l’humanité du pédagogue. Il évoque avec émotion les jeunes de Lomé, leurs espoirs, leurs colères, leur volonté d’avoir un avenir sur leur continent. Il rappelle aussi la dureté des rapports économiques actuels, avec ce chiffre-choc : « Un producteur de riz sénégalais produit 400 fois moins qu’un producteur américain en une heure, mais il vend sur le même marché. Cela n’a aucun sens. »
À ses yeux, c’est aussi dans la relation avec le Québec que peut émerger une nouvelle logique. Il appelle de ses vœux des partenariats basés sur la confiance, la formation, la recherche partagée et les échanges culturels : « Nous avons tant à faire ensemble, pour peu que nous cessions de penser à la place des autres. »
Sa voix, ce jour-là, n’était pas celle d’un expert. C’était celle d’un frère.

Jean-Louis Roy : pour un nouveau regard, une nouvelle narration
Avec sa voix grave et habitée, Jean-Louis Roy, ancien secrétaire général de l’OIF et grand témoin de l’histoire francophone contemporaine, a apporté à la discussion une profondeur politique et philosophique rare. « Il faut en finir avec cette habitude de comparer l’incomparable : des États africains âgés de soixante ans avec des nations bicentenaires. C’est un jugement sans justice. »
Il a rappelé qu’au moment des indépendances, moins de 10 % des enfants africains francophones étaient scolarisés. « Comment pouvait-on créer des États modernes avec une base éducative aussi étroite ? » Pour lui, l’Afrique vit actuellement une troisième phase de son histoire : après la colonisation et la post-colonisation, c’est le temps de la souveraineté. Une souveraineté encore incomplète, mais réelle, et porteuse d’une nouvelle ambition.
Il a souligné avec force que « l’Afrique n’a pas besoin de condescendance, mais de coopération sur un pied d’égalité ». Il a aussi dénoncé l’absence de journalistes canadiens en Afrique : « La narration que nous avons ici est pauvre. Elle ne montre que les crises. Alors que l’Afrique fourmille d’initiatives, de réussites, d’universités dynamiques, de mouvements sociaux, de débats. »
Son plaidoyer s’est conclu par un appel à revoir la manière dont le Québec, les universités, les entreprises et les citoyens pensent leur lien à l’Afrique. « Soit on domine, soit on partage un plan commun. Il est temps d’oser ce plan commun. »

Marie-Josée Audet : des liens humains à transformer en leviers
Prenant la parole à son tour, la sous-ministre adjointe au MRIF, Marie-Josée Audet, a partagé une vision pragmatique, mais non moins humaine, des relations entre le Québec et l’Afrique. Forte de son expérience diplomatique sur le terrain, elle a témoigné du capital de sympathie exceptionnel dont jouit le Québec sur le continent. « Partout où je vais, j’entends parler du Québec. Des liens personnels, familiaux, éducatifs. Ces ponts existent déjà. Il faut maintenant les consolider. »
Elle a rappelé que le Québec s’est doté en 2021 d’une stratégie africaine structurée, appuyée par trois représentations diplomatiques en Afrique (à Dakar, Abidjan et Rabat). Elle a évoqué la participation du Québec à des projets concrets de coopération agricole, climatique, éducative — citant notamment le projet SAGA en partenariat avec la FAO — mais aussi la nécessité d’intégrer davantage la Francophonie économique comme outil de développement. « La Francophonie, c’est 93 États et gouvernements. Une richesse souvent sous-exploitée. »
Surtout, elle a souligné que l’avenir de la langue française se jouera en Afrique : « Si le français a un avenir dans le monde, il s’écrira en grande partie à Dakar, Abidjan, Kigali ou Ouagadougou. »

Une volonté bridée par les peurs
Hubert Bolduc, président d’Investissement Québec International, a livré un constat sans détour. « Il y a cinq ans, 50 millions ont été mis à disposition pour encourager nos entreprises à se lancer en Afrique. Aucun dollar n’a été utilisé. » Le chiffre a eu l’effet d’un électrochoc.
Pourquoi ce blocage ? Les réponses sont connues : perception du risque élevé, incertitudes sur les mécanismes de paiement, difficulté de rapatrier les fonds, et surtout absence d’accords commerciaux structurants. « Tant qu’on ne propose pas de garanties, les entreprises n’iront pas. » Pour Bolduc, une partie de la solution réside dans des fonds mutualisés impliquant la Caisse de dépôt, afin d’offrir des conditions de sécurité financière suffisantes pour déclencher les investissements. « Il faut passer du discours à l’outil. »
Une salle intime, une résonance mondiale
Dans l’ambiance feutrée de la salle François-Chevrette, l’échange avait quelque chose de précieux. Les regards circulaient, les idées fusaient. Et au-delà de ces murs, plus de 200 participants suivaient en ligne, depuis le Québec, l’Afrique, l’Europe.
Organisé avec brio par l’Observatoire de la Francophonie économique, l’événement s’inscrit dans une série de rendez-vous réguliers à surveiller sur le site de l’OFÉ : https://ofe.umontreal.ca. Félicitations à son directeur, le professeur Hervé Agbodjan Prince, et à toute son équipe pour avoir su créer un cadre propice à un échange profond, stratégique et humain.
Faire résonner les voix, franchir les ponts
De cette table ronde, on ne retiendra pas seulement des chiffres ou des stratégies. On retiendra des regards : ceux d’une jeunesse africaine en attente, ceux de responsables québécois conscients de leur responsabilité, ceux de voix réunies par la francophonie — cette langue commune qui, bien au-delà des mots, peut devenir levier d’avenir.
Ce que cette matinée a révélé, dans l’intimité feutrée d’une salle et la résonance numérique d’un public international, c’est une exigence : que l’Afrique soit enfin racontée autrement. Non plus seulement à travers ses crises ou ses convulsions, mais dans ses réussites, ses idées neuves, ses transformations silencieuses. Il est temps que les récits africains trouvent leur place dans l’actualité — pas à la marge, mais au centre.
La qualité des interventions, la densité des propositions, la sincérité des échanges méritent un écho durable. On peut espérer que ce moment ne reste pas isolé, mais qu’il devienne un jalon d’une dynamique plus large. Que les décideurs s’en emparent. Que les médias s’en inspirent. Que les institutions s’en saisissent. Et que chacun, à son échelle — étudiant, chercheur, fonctionnaire, entrepreneur ou simple citoyen — contribue à faire exister ce lien autrement.
Les ponts ne manquent pas. Il faut maintenant du courage pour les emprunter. Et un peu plus de lumière pour les faire voir.
Et vous, de quel côté du pont vous tenez-vous ?
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