Édition internationale

Je vous parle d’un poète

Dans sa chronique d’aujourd’hui, Marc Sony Ricot nous emmène dans son pays natal, Haïti. Il présente Ricardo Boucher, poète haïtien qui, dans son livre « Ni pays ni exil », mêle poésie et engagement pour porter un regard sensible sur Haïti et le monde.

 Ricardo Boucher, poète haïtien Ricardo Boucher, poète haïtien
Ricardo Boucher, poète haïtien - Photo de Atchaba Vanyan
Écrit par Marc Sony Ricot
Publié le 5 août 2025, mis à jour le 6 août 2025

 

 

Je viens d’une terre où la poésie occupe une place de noblesse. Être poète est une manière de vivre, de rêver et de résister. Il existe même une ville, située au Sud d’Haïti, que l’on surnomme cité des poètes, berceau de grandes voix qui ont marqué l’histoire des lettres de ce pays caribéen. Romanciers, professeurs d’université, nouvellistes, journalistes, hommes et femmes d’État, tout le monde est poète quelque part dans ce territoire.


Si l’on remonte le fil de l’histoire d’Haïti, la poésie a toujours été un art engagé. Une poésie qui cisèle la chair des mots pour dire la brûlure politique et sociale. En observant les grandes périodes de l’histoire de l’île : de l’esclavage à la guerre d’indépendance, l’occupation américaine, en passant par la dette de l’indépendance, la dictature, la démocratie, les exils forcés, les disparitions, la transition politique, et les luttes pour l’émancipation des paysans, un poème se fait toujours l’écho de ces événements.

 

 


Les poètes ne restent jamais spectateurs du chaos. La langue est une machette. Un orage.

 


« Moi, poète, j’ai le pouvoir de posséder la vérité de mon pays », écrivait d’ailleurs René Philoctète, figure majeure de la poésie haïtienne contemporaine qui aurait eu cent ans cette année. De Georges Castera à Syto Cavé, de Lyonel Trouillot, Anthony Phelps, Jean Métellus, Bonel Auguste à Yanick Jean, Farah-Martine Lhérisson … la poésie contemporaine haïtienne est traversée par des voix diverses qui ont marqué toute une génération de lecteurs et lectrices.

Cette tradition perdure malgré l’instabilité qui ronge la première république noire du monde depuis quelque temps : insécurité, inégalités sociales, et difficultés pour voyager ou circuler. Mais la poésie, art fondamental, continue d’exister, de mettre l’humain au cœur de la tendresse. Il y a toujours une génération de poètes qui se lève, qui brandit ses vers avec intelligence, clarté, colère, mais aussi avec une parole sensible et ouverte sur le monde. Avec Ni pays ni exil (Legs Édition, 2024), Ricardo Boucher rejoint la marche des poètes haïtiens engagés. Sa voix, à la fois tranchante et sensible, s’inscrit dans cette tradition qui porte la douleur, la colère et l’espoir d’un peuple à travers des vers vivants.


Il y a dans ce premier recueil une grande sensibilité pour l’humain. Ce livre est une arme chargée de futur, pour reprendre l’expression de Gabriel Celaya.
Dès le premier vers, le chant est clair. Il dit l’urgence. L’urgence de « porter l’œil sur l’humain ». Il capte ce qui est là, sous nos yeux, mais qu’on ne voit plus. Il saisit le réel. Cru, fragile, tremblant. Ses mots frappent comme une plainte venue de loin, de la terre, des pensées, de tous les rires et des pleurs accumulés. Ce n’est pas un livre pour faire joli. C’est un ouvrage qui regarde, qui écoute. Il parle d’un Port-au-Prince qu’on tait. Celui des ruelles, des absences, des corps couchés. Il nomme l’ami assassiné, le sang séché dans les rues, la dignité qu’on piétine. Il avance dans ce chaos, sans détour, sans maquillage.


Le thème corps traverse tout le poème. Sa fragilité, ses souffrances, sa décrépitude. Le corps souffre, lourd comme une pierre. Le corps de l’autre. Les corps assassinés, les corps bâillonnés, les corps en feu. Les corps qu’on ne regarde pas. Il y a un chant pour le corps. Un chant qui dit combien il est fragile, et combien il doit rester digne. C’est une parole nue. Elle traverse l’espace, les blessures, les silences. Elle déborde les espaces. Elle nous parle. Pas à la tête. À l’estomac. Au cœur. Il n’y a pas de pose. Il y a une voix juste. Une voix qui sait d’où elle vient. Une voix qui porte ceux qui n’ont plus de mots. Un murmure et un cri.

 

mots sur des murs

 

Ricardo Boucher (debout adossé à un mur) grande photo couleur
Ricardo Boucher - Photo David Duverseau.

 

D'autres mots sur des murs

 

La porte sur le monde

Ni pays ni exil est l’un des recueils qui raconte le mieux Haïti ces dernières années parce qu’il ne parle pas seulement de la colère et du désastre. C’est aussi la voix d’un poète qui, malgré tout, serre son peuple dans ses bras, et ouvre son cœur aux autres peuples de la Terre avec amour. Ce mélange de douleur et d’espoir rend son poème sincère et vivant.
 

Dans une langue juste, parfois inspirée, l’autre se dévoile pour ponctuer la dignité humaine. La langue est comme un souffle qui traverse les ruelles poussiéreuses et les horizons lointains. Simple et directe, elle mêle la force des images vives à la douceur des métaphores, comme un chant qui oscille entre cri et murmure.


J’ai souvent croisé Ricardo Boucher dans les activités culturelles quand j’habitais à Port-au-Prince. C’est un artiste qui ne manque jamais une occasion de dénoncer. Performeur engagé, activiste politique, il s’exprime dans ses livres, sur scène, mais aussi sur les murs de la ville. L’auteur vit à Port-au-Prince et écrit en français. Avec l’alphabet, il réinvente le monde. Il livre son inquiétude. C’est ça, le pouvoir de la littérature : rassembler le monde, donner à entendre les cœurs joyeux comme ceux en détresse. Écrire, c’est traverser les frontières. Ni pays ni exil arrivera jusqu’à nous si on l’ouvre. 

 

couverture du livre Ni pays ni exil

 

Ricardo Boucher, Ni pays ni exil, Legs édition, Paris, 2024, 87 p.

 

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