Et si nos vêtements poussaient dans les champs plutôt que d'être produits à partir de pétrole ? Face à un secteur ultra-mondialisé, l’Alliance Internationale de la Biomasse Textile, née au Québec et active dans le monde, construit une autre géographie du textile : ancrée dans les territoires, fondée sur des fibres biosourcées, compostables et traçables. Entretien avec Julien Tougeron, président d’une initiative qui conjugue conscience écologique, innovation industrielle et volonté de rupture systémique.


« Un t-shirt en polyester, c’est 500 ans dans la nature » - Julien Tougeron
L’industrie textile est aujourd’hui responsable d’environ 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, d’un quart de la pollution microplastique des océans, et de milliards de vêtements jetés chaque année, parfois sans avoir été portés. « Le textile est l’un des plus gros angles morts de la transition écologique. » nous explique le président de l'Alliance, Julien Tougeron. Le problème vient en grande partie des matériaux eux-mêmes : majoritairement issus de la pétrochimie, ils ne se recyclent que très mal, se dégradent lentement et posent des défis de traçabilité majeurs.
Les biosourcés : une alternative viable et vertueuse
Face à ce constat, l’Alliance Internationale de la Biomasse Textile promeut des textiles biosourcés, c’est-à-dire issus de matières premières végétales, non alimentaires, renouvelables et compostables. Tiges de maïs, feuilles de lentilles, poussières de bois : ces déchets agricoles sont transformés en fibres textiles par les membres de l’Alliance. « Nos membres travaillent avec les coopératives agricoles, ils transforment des déchets en ressources », explique Julien Tougeron. Résultat : des fibres durables, respirantes, biodégradables en moins de deux ans — contre plusieurs siècles pour les fibres synthétiques classiques.
« Ce n’est pas qu’un matériau : c’est une vision. Produire mieux, localement, dans des circuits courts. »
Redécouvrir les fibres végétales : du chanvre au maïs
Les textiles biosourcés ne se limitent pas à quelques innovations locales : ils s’inscrivent dans une redécouverte mondiale de fibres végétales oubliées ou marginalisées. Le chanvre, par exemple, longtemps associé aux cordages ou aux toiles grossières, revient en force pour sa robustesse, sa culture peu gourmande en eau et sa biodégradabilité naturelle. Même chose pour le lin, fleuron textile français, dont les qualités thermorégulatrices séduisent les grandes marques. À côté de ces classiques, comme évoqué plus haut, des matériaux plus inattendus émergent : tiges de maïs, feuilles de lentilles, résidus de bois… autant de ressources disponibles en abondance, notamment au Québec, où l’écosystème agricole permet des synergies locales prometteuses.

Une réponse mondiale à une crise globale
Ce qui relie ces fibres biosourcées, c’est leur potentiel de rupture avec les logiques actuelles de surproduction et de pollution. Contrairement aux textiles issus du pétrole — polyester en tête — qui dominent aujourd’hui l’industrie (plus de 60 % du marché mondial), les fibres biosourcées sont renouvelables, biodégradables, souvent compostables, et issues de cultures à faible impact environnemental. « Le défi n’est pas seulement technique, c’est un changement de paradigme industriel », résume Julien Tougeron. En fédérant des producteurs en France, au Canada, en Asie ou ailleurs, l’Alliance cherche à structurer une filière mondiale, locale par ses ressources mais globale dans sa portée.

Une alliance pour transformer le système, pas seulement les fibres
Fondée à Montréal, l’Alliance agit comme catalyseur : mise en réseau d’acteurs, accompagnement technologique, formation, certification, promotion. Elle s’aligne sur l’Objectif de développement durable n°12 de l’ONU — consommation et production responsables — et milite pour une transformation systémique. « Nous ne sommes pas un lobby de plus, mais un écosystème vivant, indépendant, agile », insiste son président. À travers son éco-score textile, ses outils de traçabilité et ses futurs sommets internationaux, l’AIBT veut faire passer la circularité de l’idée au terrain.
Une ambition glocale : ancrer l’innovation dans les territoires
L’Alliance Internationale de la Biomasse Textile (AIBT) rassemble des membres actifs sur plusieurs continents, mais partage une conviction commune : produire au plus près des ressources et des besoins. Son modèle repose sur ce que son président, Julien Tougeron, appelle le glocal — une contraction de global et local — qui consiste à penser à l’échelle mondiale tout en agissant de manière profondément enracinée dans les territoires.
Au Québec, par exemple, des membres de l’Alliance transforment des résidus agricoles — tiges de maïs, feuilles de lentilles, poussières de bois — en fibres textiles, grâce à des partenariats avec des coopératives rurales. Ce principe d’ancrage local, associé à une logique de duplication adaptable, est désormais en cours de déploiement en Asie du Sud-Est et vise l’Europe dès 2026.
Car au-delà de l’innovation technique, l’Alliance propose une autre géographie du textile : moins dépendante des chaînes mondialisées, plus respectueuse des ressources locales et des écosystèmes humains.
Les grandes marques à l’écoute… et à l’essai
Longtemps frileuses face aux innovations durables, les grandes marques du textile s’intéressent de plus en plus aux solutions proposées par les membres de l’Alliance. Plusieurs groupes européens — notamment italiens et français — ont déjà commencé à tester les fibres biosourcées issues de déchets végétaux, pour des collections capsules ou des lignes de vêtements professionnels. « Ce sont souvent les départements R&D qui font le premier pas, curieux de voir jusqu’où on peut aller avec des matériaux compostables, locaux, performants », explique Julien Tougeron. Si la transition reste progressive, l’intérêt est réel, porté à la fois par la demande des consommateurs, la pression réglementaire, et la quête de différenciation. Pour l’Alliance, ces collaborations sont à la fois un levier de crédibilité et un accélérateur de passage à l’échelle.
Une circularité pensée jusqu’au bout du fil
L’engagement de l’Alliance ne s’arrête pas à la production de nouvelles fibres biosourcées. Elle travaille aussi activement sur la circularité complète du textile, en intégrant les enjeux de seconde main, de réemploi et de transformation des matériaux. « Réutiliser un vêtement, c’est prolonger sa vie, mais aussi réduire son impact global », insiste Julien Tougeron. Grâce à son éco-score textile, l’Alliance propose des outils de traçabilité qui permettent de suivre le cycle de vie d’un produit — et d’orienter sa seconde vie : en vêtement, en isolant, ou même en matériau pour l’industrie du carton. L’objectif : sortir du modèle linéaire pour construire un véritable écosystème circulaire, où chaque fibre a plusieurs usages possibles, et où rien ne se perd.
Et si la mode devenait mémoire ?
« L’important, c’est la transmission », confie Julien Tougeron. Avec son podcast Transmission, l’Alliance cherche aussi à documenter les savoir-faire, les pratiques oubliées, les récits de celles et ceux qui veulent remettre du sens dans ce que nous portons. Recréer une industrie textile durable, c’est aussi réapprendre à nommer les choses, à fabriquer, à comprendre ce qu’est une fibre. Une révolution douce est en cours, à l’intersection du vêtement, de l’environnement et de l’engagement citoyen. Reste à savoir si l’industrie — et le public — sont prêts à changer de matière… et de paradigme. L’Alliance, elle, est déjà en mouvement.
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