Édition internationale

MEMOIRE - Elias Kazan et le génocide Arménien

Écrit par Lepetitjournal Montreal
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 21 mai 2015

 

 

De Los Angeles à New-York en passant par Ottawa et Glendale, les villes du Nouveau Monde commémorent en 2015 le centenaire génocide arménien. À ceux d'entre nous qui ne sont pas d'ici, cette commémoration prend les traits d'une agréable surprise. Que savent en effet les jeunes générations de cette nation lointaine, placée sous le joug d'un empire oublié? Pour quelle raison ce massacre apparaît-il si proche aux Américains? Ne se sentent-t-ils concernés par les événements de 1915 que rétrospectivement, au vu de l'autre holocauste qu'ils préfiguraient[1]?

On peut saisir une part importante des résonances de cet événement si lointain en revoyant aujourd'hui America, America d'Elia Kazan[1].

 

 

Mi-chemin de croix jusqu'à la terre promise du nouveau monde, mi-fresque palpitante de la vie sous l'Empire ottoman, le film reprend la structure des grands romans picaresques européens à la Gil Blas ou Barry Lyndon. En quête d'une vie meilleure, le héros d'America emporte tout le bien et les espoirs de sa famille. Or ce voyage prend vite les allures d'un parcours initiatique qui -incidemment- lui donne l'occasion de parcourir tout un éventail de métiers et de conditions sociales, du marchand de tapis au docker, en passant par le gigolo et le cireur de chaussures. 

 

C'est d'abord au milieu des plaines d'Anatolie que nous entraîne le regard ténébreux de Stavros: une région monumentale que se partagent deux peuples conquis. Lors de pogroms déchaînés, les Arméniens paient un tribut de sang. Mais les Grecs -s'ils connaissent un sort clément- n'en participent pas moins d'une condition abjecte: l'occupant turc plie les familles, encourage les pères à passer sur leurs femmes les affronts qu'ils subissent en silence du moindre sujet du sultan Abdulah Amid le Magnifique (« l'ombre de Dieu sur terre »). Oppresseur et opprimé perpétuent une danse asphyxiante. On est bien loin ici de la critique sociale manichéenne de Sur les docks[3].

          

Et c'est là qu'opère le charme poignant de ce qui restera sûrement le meilleur film de Kazan. Car de cette subjection accablante émergent avec force des figures.

 

Elles condensent les paysages de Turquie qui leur servent d'arrière-plan. C'est au sommet d'une montagne que nous découvrons d'abord Vartan l'Arménien affairé à extraire des blocs de glace; les événements le forceront bientôt à révéler son naturel irrédent et ses phrases mystérieuses. À la mort de celui-ci, c'est au tour du jeune hère Hohannes (double fascinant du protagoniste à qui celui-ci offrira ses godillots pour qu'il parcoure à sa place la route qui le sépare de l'Amérique) de se détacher du paysage rocailleux pour s'évanouir un instant après en un point de plus en plus distant. Les faux amis eux aussi abondent, mais leurs défauts s'effacent et rendent une impression déstabilisante qui va bien au-delà du simple jugement de valeur. Ainsi l'effroyable parasite Osman persévère-t-il dans ses leçons de cynisme et ses mauvais tours surréalistes, avec une énergie de fascination qui évoque une personnalité franchement satanique. Et que dire encore de la douce Thomna, dupe d'un mariage arrangé que Stavros abandonnera à la première occasion, personnage magnifique de miséricorde et de tendresse résignée, dont le seul crime est d'être née avec le nez un peu trop long ? Ces personnages semblent être plus qu'eux-mêmes.

Au milieu de cet état civil peu commun, on rencontre encore Garabet, le révolutionnaire amateur de prostituées pour lequel la crasse omniprésente fait du monde une seconde écurie d'Augias, indocile à tous les balais humains. C'est lui qui affirme à Stavros qu'il ne le connaît pas et  passe, avec l'un de ces changements de plans impromptus et insensibles dont le film est riche comme d'autant de fenêtres de rêve, du bordel dont il pourchasse une prostituée voleuse au meeting clandestin où l'on distribue des bâtons de dynamite.

           

Troublante capacité à déstabiliser la séquence normale des événements! Bien sûr, ce n'est pas le personnage lui-même qui « saute » hardiment dans des scènes oniriques. Les compagnons de Stavros ne sont que les habitants d'un monde régi par une technique. Car le cinéaste manie l'admirable transition de l'absence de transitions, celle d'un transport immédiat dans un voisinage incongru. D'un troquet Turc jusqu'aux fenêtres d'une église arménienne que l'on s'apprête à incendier sous les yeux de Vartan, le désir transporte instantanément les êtres d'un lieu à un autre. Autre exemple: le babil poli d'une dame du monde fait dire « don't do that » à sa compagne, au moment même où le jeune Hohannes se jette à la mer. Ces facultés des personnages secondaires marquent d'autant mieux le contraste avec le fil principal d'America, America où la terre promise reste désespérément lointaine, toujours de l'autre côté des épreuves Stavros.

 

« Emporte-moi wagon ! enlève-moi, frégate ! / Loin ! loin! Ici, la boue est faite de nos pleurs ! », tels pourraient être les vers auxquels se résume chaque scène de ce film, à ceci près que la détresse est toujours transcendée par l'image. L'appel du rêve qui nous entraîne du côté de la beauté et nous fait en même temps saisir très concrètement les situations où nous accompagnons le héros. Le jeune Stavros, prêt à subir mille morts pour toucher enfin de ses lèvres le sol Américain, ne confie-t-il pas à son alter ego Hohannes: « Sais-tu la vérité? Ce que souhaiterais plus que tout au monde c'est de refaire à nouveau ce voyage, depuis le début. »

 

C'est donc leur propre côté documentaire, réaliste, que dépassent les portraits d'Elia Kazan pour passer de l'autre côté du souvenir mythifié, là où les scènes sont les plus saisissantes, où un bandit se transforme en diablotin satanique qui vend le bien de vos parents pour vous accueillir étourdi dans un lieu de plaisir, parmi d'hideuses prostituées à tresse.

Où la perspective d'un mariage arrangé devient l'anticipation très concrète de la mort de tout rêve comme de tout désir pour s'immobiliser dans une existence consacrée au manger et à la procréation, au son des rots de quelques  bâfreurs repus.

 Où un accès de toux sur Ellis Island peut sonner la fin du rêve américain.

Où le prix du désir se mesure au poids des charges qu'on accepte de porter pour lui (rappel de l'abjecte condition des journaliers du port dans Sur les docks), au nombre de chiens avec lesquels on est prêt à disputer les ordures du sultan de Constantinople pour manger sans dépenser l'argent dédié au rêve, celui des 110 livres turques que coûte le voyage pour s'embarquer vers le Nouveau Monde.

Où les danses fraternelles, vénales, hystériques ou obscènes, se suivent et se ressemblent avec une nostalgie de plus en plus dévorante.

 

Comme chez Buñuel[4], le réalisme bascule vers le monde du rêve. Les épreuves concrètes s'entêtent avec une telle ferveur qu'elles passent à autre chose, comme si l'on creusait les apparences stables de la scène pour entrer dans un fond noir où, sans cesser d'être irrémédiablement réel, tout devient possible. L'Amérique est le seul réveil hors de ce rêve dont il n'y a pas de réveil: America, America dont le nom prononcé comme une litanie résonne à la façon d'une promesse lustrale, la certitude d'un ailleurs qui échappe à cette univers où selon Garabet (le sympathique nihiliste à la grosse moustache) « tout cela a besoin d'être emporté par un grand déluge. »

 

Voilà trouvera écho chez les expatriés que nous sommes. En ces premiers jours d'été, où l'on est enclin à oublier ce que la vie à Montréal coûte d'engelures et de glissades, de nostalgie et de grippes carabinées, réservez-donc un soir pour partager avec l'ami Stavros un peu du désir d'arriver dans la ville où vous voilà déjà rendus. Rarement vos barbecues auront eu un goût meilleur.

 

Pablo Amsallem (www.lepetitjournal.com/montreal) Jeudi 21 mai 2015 



[1]. Nous voulons bien sûr parler de l'entreprise d'extermination des Juifs d'Europe, qu'Hitler situait explicitement dans la continuité des événements de 1915. Son propos (« qui se souvient encore du massacre des Arméniens ? ») est commenté et nuancé ici.

[2]. Kazanjoglous: on oublie volontiers que tel est le nom complet du fabuleux réalisateur d'Un tramway nommé désir, patronyme aux consonances grecques bien sûr mais aussi ottomanes. Né en Turquie six ans avant le génocide arménien de l'histoire, le cinéaste dépend de témoignages oraux pour étayer les souvenirs embrumés de son enfance. Pour le cinéaste, ce long voyage est d'abord un récit de mémoire.

[3]. Roland Barthes avait pris un malin plaisir à démonter dans Mythologies un film qui se réduisait selon lui à un exercice d'adoration de Marlon Brando, doublé d'une satire du capitalisme assez indigente. Dix ans après et comme si Kazan avait pris acte de ces conseils, voilà un héros désormais plus jeune et qui face aux épreuves laisse paraître toujours plus d'ambiguïté. Est-il épuisé ou magnifique, victime ou meurtrier, fier ou bien vil? La vérité est que Stavros empêche le spectateur de juger une fois pour toutes de ce qu'il se passe, ballotté qu'il est entre des émotions contradictoires, et davantage entraîné par son désir que conquis par sa sympathie. Les personnages attachants de ce film sont plutôt à chercher parmi les adjuvants, sortes de doubles possibles (et jusqu'au dernier d'entre eux, vertigineusement proches) du protagoniste, de ceux qui entraînent l'adhésion et qu'on se désole de voir mourir. Votre serviteur s'est précipité sur les noms du générique pour retrouver leur présence chaleureuse dans de nouveaux films.

[4]. Rappelez-vous du terrible Les oubliés, avec ses clochards culs-de-jatte et ses adolescents qui se trahissent en couchant avec la mère de leur vieux copain.

logofbmontreal
Publié le 20 mai 2015, mis à jour le 21 mai 2015
Commentaires

Votre email ne sera jamais publié sur le site.