Après la journée des droits des femmes, l’œuvre de théâtre de "Le Silence des Chauves-Souris" d'Anaïs Allais (Institut français de Madrid, mardi 10 mars à 20h00) nous parle de la résistance quotidienne de deux jeunes femmes face aux grands défis économiques, sociaux, culturels et politiques de notre époque, en lien avec la mondialisation.
lepetitjournal.com : Comment vous est venue l’idée d’écrire cette œuvre de théâtre ?
Anaïs Allais : Je venais de terminer la tournée de ma première pièce "Lubna Cadiot (x7)", traitant de mes racines algériennes. Pour cela j’ai dû aller fouiller ardemment dans le passé, familial et historique. J’ai beaucoup regardé "derrière" pour ce spectacle, pour aller traquer ces traumatismes qui courent toujours depuis la guerre d’Algérie et la décennie noire, ce passé qui ne meurent pas et que l’on se transmet de génération en génération, à coup de silences et de non-dits, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Pour "El silencio de las murciélagas", j’ai eu envie de me pencher sur un présent commun, sur l’Histoire qui s’écrit en direct et dont on peut connaître l’issue. Parler de ce qui se joue dans le théâtre du monde au moment même de l’écriture. Et à ce moment-là c’était les printemps arabes qui naissaient, avec leur lot d’espérances et d’inquiétudes. Une rencontre hasardeuse avec une jeune syrienne ayant fui Damas au début des événements a été le point d’envol du projet mais notre seule rencontre est vite devenue le fil narratif du spectacle. Finalement c’est une pièce qui ne parle pas des Printemps arabes directement mais plutôt de la difficulté de se rencontrer quand on a évolué dans des contextes socio-politiques si différents.
Pourquoi avez-vous choisi le silence des chauves-souris comme titre ?
Les chauves-souris ont cela de fascinant qu’elles alternent entre cris et silence et qu’elles se repèrent dans l’espace par écholocation, c’est-à-dire que c’est en écoutant l’écho de leurs cris qu’elles apprennent à se situer. C’est aussi le cas de mes deux protagonistes, Maya et Nour. Quand elles se rencontrent et qu’elles décident de se mettre en colocation, une bombe vient d’exploser dans leurs vies. Pour l’une il s’agit d’une rupture amoureuse, pour l’autre de la fuite d’un pays en guerre. Elles se rencontrent donc dans ce moment juste après l’explosion, fait de silences uniquement. Et c’est en prenant le temps d’écouter ces silences qu’elle vont tenter de redonner du sens à leur existence et de trouver leur place.
De quoi parle votre œuvre de théâtre ?
Je suis très attachée au questionnement sur la notion mouvante d’identité. Cela vient bien sûr de mon énigme personnelle : issue de deux cultures, l’une française et l’autre algérienne, j’ai eu envie d’observer au microscope le fruit de ce mariage. Je dis "envie" avant "besoin" en conscience, c’est-à-dire que je pense qu’à un moment on décide de la charge symbolique que l’on donne à nos "origines".
Une autre chose qui est commune à toutes mes pièces, c’est le fait de toujours tenter de créer des ponts. Entre deux cultures. Entre passé et présent. Entre deux réalités opposées. Trouver le dénominateur commun qui permettra à une rive de rejoindre l’autre d’une façon ou d’une autre. Enfin, ce qui m’obsède dans les thématiques que j’aborde c’est l’endroit de collision entre les destins individuels et la grande Histoire. Dans le cas du Silence des chauves-souris, c’est la guerre qui va briser le quotidien de Nour en deux et qui va devoir lui faire prendre un grand virage, du jour au lendemain. Comment se réinvente-t-on quand un exil est imposé par l’Histoire en route ?
Existe-t-il une différence entre le féminisme d’orient et d’occident ?
Je suis très loin d’être une spécialiste mais j’aurais tendance à penser que le féminisme ne devrait avoir ni culture ni frontière et qu’il a partout la même définition, celle de réclamer une évidence : l’égalité entre les femmes et les hommes, que ce soit dans la sphère privée, politique et sociale… Cela dit, bien sûr que la condition des femmes est différente en orient et en occident et que les combats ne se situent pas au même endroit, ni au même niveau. De la même façon il y a une grande diversité au sein même des pays d’orient… Pour une femme, ce n’est pas la même chose de fumer une cigarette dans la rue au Liban ou en Algérie par exemple… et ces differences existent aussi en occident… Nous savons également que chaque acquis peut être remis en question du jour en lendemain en contexte de crise, et cela quel que soit le pays…
Cinq ans après le printemps arabe et la publication de votre œuvre de théâtre, comment voyez-vous la situation des réfugiés et de la précarité des femmes en Europe ?
On ne parle presque plus de la Syrie. Ne nous parviennent que des chiffres -de morts, de déplacés- qui déshumanisent complètement l’horreur qui se joue encore là-bas. Notre sidération s’est transformée en déni. L’impuissance que nous ressentons face à ça nous fait poser notre regard ailleurs. C’est terrible. C’est un terrible constat.
Il y a comme une absurde et indécente hiérarchisation des vies humaines et les réfugiés, quand ils sont accueillis, sont toujours mis au bord de nos sociétés européennes. Leur existence est d’office disqualifiée. Leur existence vaudrait donc moins que la nôtre, européenne. Or si toute vie est irremplaçable c’est parce qu’elle est unique et égale. Ils fuient leur pays parce que ce n’est plus "vivable", et tout ce qu’on leur donne en Europe c’est une non-vie, au bord, toujours à côté, toujours en dessous. Marielle Macé, une autrice française, en parle brillamment dans un essai intitulé "Sidérer, considérer". Elle y dit qu’il faudrait rencontrer ces personnes à partir de leur héroïsme, non pas en compatissant mais en les considérant. Que c’est à ce moment là que cela devient plus politique, plus social, plus juste en quelque sorte.
Le 8 mars 2020 a eu lieu la journée des droits des femmes, quel rôle joue le féminisme pour la conception de votre identité ?
C’est une magnifique question… je dirais que mon rapport au féminisme est de plus en plus présent dans mon quotidien. Il n’y a pas un jour où je ne me questionne pas sur ce sujet et cela de plus en plus consciemment. Je pense être féministe depuis longtemps mais pour être tout à fait honnête ce n’est que récemment que je le conscientise réellement et que j’ai besoin de le nommer. Mon rapport à l’écriture est d’ailleurs intimement lié à ça. J’ai toujours eu besoin d’écrire en pensant au "grand anonymat féminin" comme le disait la poétesse russe Marina Tsvetaeva. Ecrire en pensant à toutes ses femmes qui n’ont pas eu la parole, qui ne l’ont pas, ou à qui on fait croire que de toute façon, elles ne l’auront pas. Écrire pour celles qu’on s’évertue à faire taire.
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