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LITTERATURE – "Les services compétents" un roman de Iegor Gran

Iegor Gran Les services compétentsIegor Gran Les services compétents
©Babelio
Écrit par Fernando Couto e Santos
Publié le 28 juillet 2020, mis à jour le 29 juillet 2020


Au milieu des années 70, un dissident russe, Andrei Siniavski, après six ans de détention dans l´ex-Union Soviétique, est parvenu à rejoindre la France avec sa famille. Quatre décennies plus tard, son fils, l´écrivain français Iegor Gran, raconte, non sans une note sarcastique, les méandres de la censure soviétique dans son roman Les services compétents.        
 

Sarcasme et dissidence.

Quand Iegor Andreïevitch Siniavski est né, le 23 décembre 1964, le monde était, sans l´ombre d´un doute, moins instable qu´aujourd´hui, mais était-il pour autant moins dangereux ? C´était avant tout un monde différent du nôtre. Il y avait en Europe un rideau de fer, un mur séparant une ville (Berlin) et deux perspectives différentes de concevoir le monde : d´un côté le capitalisme et l´économie de marché, de l´autre l´économie planifiée et «les lendemains qui chantent».  

Les lecteurs les plus jeunes n´ont pas connu ces temps de la guerre froide où il était question d´espions, d´agents doubles et où les écrivains soviétiques- et ceux de toutes les soi-disant démocraties populaires-, sous les coups de boutoir de la censure et de la police politique, étaient parfois arrêtés. S´ils n´étaient pas emprisonnés, du moins leurs livres étaient–ils frappés d´interdiction ou censurés dans les passages où ils dérogeaient le plus aux canons du réalisme socialiste.

Iegor Andreïevitch Siniavski

Pour en revenir à Iegor Andreïevitch Siniavski, ce nom dira très peu aux lecteurs français puisqu´il est connu en pays littéraire sous le nom d´Iegor Gran, auteur d´une quinzaine d´ouvrages dont la plupart ont été publiés chez P.O.L.  Cet écrivain français est pourtant né à Moscou et il n´est arrivé en France qu´à l´âge de dix ans avec sa mère, Maria Rozanova, et son père qui n´était autre que le dissident russe Andrei Siniavski, le premier écrivain à avoir subi un procès politique dans l´Urss d´après Staline.

L´histoire de son nouveau roman Les services compétents –périphrase employée en Urss pour désigner le KGB- est celle de la persécution -aux accents de comédie burlesque-  menée par la police politique à la recherche d´un certain Abram Tertz -nom qui tire son inspiration de celui d´un brigand juif, héros d´une balade ukrainienne -,  véritable casse-tête pour les indics des services compétents qui ne parviennent pas à le dénicher, puisque le «farceur», en brouillant les pistes, fait naturellement penser à une hypothèse juive. Où cache-t-il ses manuscrits ? Toujours est-il que ce personnage a l´aplomb de se moquer du régime, en publiant en Europe, qui plus est dans la prestigieuse revue française Esprit qui n´est pas une publication de droite, des farces satiriques et une critique du réalisme socialiste. En Russie, on s´indigne parce que même les «compagnons de route» en France ne sont pas en mesure de découvrir le nom de celui qui se permet de narguer le KGB !

Andrei Siniavski –on finit par découvrir qu´Abram Tertz c´est bien lui- figure naturellement sur la liste des suspects, mais l´équipe des services compétents qui perquisitionne sa maison ne trouve rien de compromettant. Un certain lieutenant Ivanov et toute une équipe, donc, débarquent un jour chez lui, mais Maria Rozanova décontenance le lieutenant avec ses questions. Elle parvient d´ailleurs à préserver la cachette des livres les plus compromettants, après avoir placé dans les bras du lieutenant un bébé qui n’est autre que le futur écrivain Iegor Gran. Ivanov ne cache pas sa surprise devant l´inexistence de preuves chez Siniavski : «La maigre collecte ne cadrait pas avec les attentes. Où sont les liasses de prose antisoviétique ? Aucune trace non plus de devises étrangères. Pas davantage d´objets de luxe : aucune pièce d´or, pas de manteaux de fourrure. Si ce Judas a vendu sa patrie en publiant des textes en Occident, le prix qu´il en a retiré ne l´a pas rendu bien riche». Ce qu´Ivanov ignore c´est que Siniavski et sa femme sont fort rusés et qu´ils ont aménagé un espace derrière la bibliothèque. On y accède par une porte camouflée que l´on découvre en tirant vers soi, en la soulevant légèrement, l´étagère des dictionnaires : «Siniavski aime s´y planquer quand un casse-pieds rend visite à l´improviste. Sa femme, chargée d´ouvrir la porte d´entrée, lance un «Mais qui je vois ?… Soyez le bienvenu !» (c´est le signal convenu à l´avance), l´intellectuel fait jouer l´étagère des dictionnaires, et, le ventre agréablement noué par son geste de conspirateur, disparaît dans la tanière. Il y bouquine tranquillement en attendant que l´importun s´en aille. Un véritable homme des cavernes !».

En septembre 1965, Andrei Siniavski est arrêté et en 1966 il est condamné à sept ans de camp à régime sévère, avec un autre écrivain, Iouli Daniel. Il est libéré en 1972 et invité à quitter le pays. Il se fixe en France où il devient professeur de littérature et de civilisation russes à la Sorbonne. Il meurt en 1997, à l´âge de 71 ans.

Ce roman de son fils Iegor Gran est un vrai coup d´éclat. D´un ton sarcastique, l´auteur adopte le point de vue des agents des services compétents rompus à la langue de bois typique de la période soviétique, une période où l´on était là «pour appliquer les consignes». L´homme nouveau -dont parlaient tant les communistes- n´a jamais existé…

 

Iegor Gran, Les services compétents, P.O.L éditions, Paris, janvier 2020.

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