Croix de Cendre, un roman d´Antoine Sénanque

Croix de cendre : une intrigue qui relève à la fois de l´histoire et de la fiction

Antoine Sénanque, neurologue né en 1959 à Neuilly sur-Seine, est l´auteur d´une dizaine de livres dont les sujets sont assez variés : son expérience médicale (Blouse, La Grande Garde, prix Jean Bernard 2007) ; un fonctionnaire hongrois qui, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale, développe les symptômes d'une maladie inconnue qui évolue au rythme des grands événements politiques (L´homme mouillé) ; un vétérinaire incroyant qui voit sa vie se transformer après une apparition de la Vierge qu'il n'a jamais souhaitée (Salut Marie) ; enfin, la pègre londonienne de la fin du XIXe siècle (Jonathan Weakshield).

Dans son dernier roman en date, Croix de Cendre, paru en août 2023 aux éditions Grasset, Antoine Sénanque pond une intrique qui tient à la fois du roman d´aventures, de la fresque historique, de l´étude théologique et du policier médiéval. En mêlant les destins de personnages historiques et de fiction, il marie petite et grande histoire et signe un très beau roman.

L´histoire se déroule au XIVème siècle et il y est question de la guerre, de l´Inquisition, mais aussi d´amour et de grâce où la grande figure de référence -qui traverse tout le roman- est le philosophe et théologien allemand Maître Eckhart, un des esprits les plus brillants du Moyen Âge, prêcheur aux sermons foudroyants, adulé puis maudit après son procès en hérésie et sa mystérieuse disparition.  

En 1367, deux frères dominicains, Antonin et Robert, se rendent à Toulouse en quête d´un précieux parchemin que leur prieur attend pour y graver son ultime confession. Ils ignorent tout du piège qui va se refermer sur eux car ces aveux recèlent le secret de Maître Eckhart, pouvant ainsi mettre en péril les fondements de l´Eglise. Guillaume, le prieur du monastère dominicain, fut disciple de Maître Eckhart et, au seuil de sa vie, souhaite révéler au monde ce qui pourrait faire ébranler les murs de la chrétienté, à commencer par ceux de la maison du grand inquisiteur du Languedoc qui nourrit d´énormes ambitions au sein de l´Eglise.

Deux récits s´entrecroisent dans un même livre

Si l´histoire du roman débute, on l´a vu, en 1367,  deux récits vont s´entrecroiser dans le livre : un premier récit au présent qui raconte la lutte entre le prieur et le grand inquisiteur du Languedoc, et un deuxième récit, un récit au passé qui nous ramène au scriptorium, la bibliothèque du couvent du Languedoc, où l´on voit le prieur dicter ses mémoires aux jeunes frères dominicains. Le récit évoque donc souvent d´autres années, surtout 1348, l´année noire de la peste. Guillaume nous rappelle que c’est avant de quitter le siège de Kaffa, comptoir génois de Crimée placé sur la Route de la soie, que les Tartares ont catapulté leurs morts pestiférés. Il y rappelle aussi qu´un jour, à la tombée de la nuit, un groupe de femmes a déjoué la surveillance et a bloqué une des charrettes entassées de morts dans une rue étroite. Elles ont fait tomber les corps des Tartares sur le sol et se sont amusées de leur nudité. À tous ces cadavres, les femmes ont tranché leur sexe. Elles ont mis leurs bouts de chair en tas sur la place et les ont brûlés. Pourquoi brûler le sexe des morts ? Guillaume l´explique à Antonin : «Ces femmes étaient chrétiennes, elles croyaient en l´éternité. Mais elles n´étaient pas certaines que l´éternité respecterait leur vengeance. Pour les châtiments, elles n´avaient confiance en personne. Pas même en Dieu. Quand les inquisiteurs déterrent les os des hérétiques pour les brûler sur les bûchers publics, c´est pour continuer à les punir. Ils font comme les femmes de Kaffa, ils craignent que la mort entrave la justice. Ils pensent que Dieu a le cœur tendre. Le monde est peuplé d´implacables, Antonin. Ce sont eux les vrais hérétiques».

Ces paroles de Guillaume traduisent un des enseignements du roman : le message  quel qu´il soit  -dans ce cas, celui du christianisme- dépend beaucoup de l´interprétation qu´on en fait. Aussi Croix de Cendre est-il le livre qui décrit la cruauté et la haine, mais également celui qui ouvre la porte à l´espoir, à l´amitié et à la fraternité. Antoine Sénanque a d´ailleurs affirmé dans une vidéo de présentation du roman qu´il a voulu écrire un livre d´amitié. Une amitié entre gens d´Église, entre frères, qui, avec le temps, va devenir une véritable fraternité qui se traduit par une manière assez particulière d´affronter ensemble les obstacles.

Quand à la peste en soi, un des sujets du roman, elle est arrivée par bateau à Marseille en 1348, puis s´est répandue dans toute l´Europe tuant autour de 100 millions de personnes, un Européen sur trois. Néanmoins, ce roman formule une autre hypothèse que le manuscrit de Guillaume pourrait révéler au grand jour : et si la peste s´était propagée de façon criminelle et par le fait d´un seul homme ? C´est sans l´ombre d´un doute un des aspects les plus alléchants de ce magnifique roman outre la rivalité entre dominicains et franciscains et l´histoire des Béguines, ces veuves vivant en communauté et dévouées à Dieu et qui ont été inquiétées, elles aussi, par l´Inquisition.

Quoiqu´il eût été en lice pour le Goncourt, Croix de Cendre a cessé de figurer sur la liste après la deuxième sélection. Il fut quand même couronné du Prix des Écrivains de marine (première édition) et du choix Goncourt polonais, des prix tout à fait mérités pour celui qui est sans l´ombre d´un doute un des meilleurs romans de la rentrée d´été 2023.      

Antoine Sénanque, Croix de cendre, éditions Grasset, Paris, août 2023.