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LE BLASPHÈME - Que dit la loi indonésienne ?

Écrit par Lepetitjournal Jakarta
Publié le 5 juin 2017, mis à jour le 8 février 2018

 

L'Indonésie,  pays  à plus forte population musulmane est constitutionnellement un état laïc. Son fondement officiel et philosophique repose sur les 5 principes du Pancasila, dont le premier est  la croyance en un seul et unique Dieu. La Constitution indonésienne garantit la liberté de religion et reconnaît six religions officielles, à savoir l'islam, le protestantisme, le catholicisme, l'hindouisme, le bouddhisme et le confucianisme.

La décision récente du tribunal de district Nord de Jakarta, qui a vu le gouverneur sortant de Jakarta, Basuki Tjahaja Purnama (plus connu sous le nom de Ahok), reconnu coupable de blasphème, a divisé le pays et attiré l'attention mondiale. Ahok, un chrétien d'ascendance chinoise, a été condamné à deux ans d'emprisonnement pour avoir déclaré publiquement au cours de sa campagne que le verset du Coran Al-Maidah 51 a été utilisé comme un outil politique discriminatoire par certains politiciens musulmans pour discréditer les politiciens non musulmans. Bien avant l'affaire Ahok, les défenseurs de la démocratie et les groupes minoritaires ont déjà exhorté le gouvernement à abroger la loi indonésienne condamnant le blasphème tandis que les groupes conservateurs et islamiques ont soutenu qu'une telle loi est nécessaire pour maintenir l'ordre public et freiner les discours de haine.

Pourquoi la loi sur le blasphème a-t-elle été introduite?

Le premier président de l’Indonésie, Soekarno, a introduit le concept de blasphème par le décret présidentiel n ° 1 / PNPS de 1965 («Décret présidentiel de 1965»). Ce décret a été introduit pour freiner la montée de groupes spirituels organisés qui adoptent des croyances contraires à celles des religions «existantes» (à savoir les six religions officielles mentionnées ci-dessus). Le décret spécifie également que ces groupes constituent une menace pour les religions existantes, qu’ils enfreignent la loi et divisent l'unité nationale.

Fait intéressant, le décret présidentiel de 1965 a également modifié le Code pénal indonésien («CPI») en ajoutant un nouvel article 156a sur le blasphème. Conformément à la hiérarchie de la législation de l'Indonésie, un décret présidentiel est inférieur à celui de la loi (undang-undang) (par exemple, le CPI) et, par conséquent, le décret présidentiel de 1965 ne devrait pas pouvoir modifier le CPI puisqu'il s'agit d'un ordre juridique supérieur.

Le décret présidentiel de 1965 et l'article 156a du CPI ont fait l'objet de deux examens judiciaires devant la Cour constitutionnelle indonésienne. Toutefois, la Cour constitutionnelle a considéré que le décret présidentiel de 1965 et l'article 156a du CPI étaient constitutionnels en faisant valoir que ces derniers ne limitaient pas la liberté de religion elle-même mais interdisaient le discours de haine.

Qu'est-ce qui est interdit en vertu de la loi sur le blasphème?

L'article 1 du Décret présidentiel de 1965 interdit à toute personne d'expliquer, de recommander et de recueillir volontairement un soutien public dans le but d'interpréter les enseignements des religions existantes en Indonésie ou dans le cadre d'activités religieuses similaires. Comme mentionné ci-dessus, la lecture de l'article 1 du Décret présidentiel de 1965 stipule que l'interdiction vise particulièrement les groupes spirituels dont les enseignements s'écartent de ceux des religions existantes.

L'article 2 (1) du Décret présidentiel de 1965 prévoit que toute violation par une personne sera sévèrement réprimandée et cette personne sera condamnée à arrêter ses activités par décret commun du Ministre des Affaires Religieuses, du Procureur Général et du Ministre de l’Intérieur. En outre, si une telle violation est commise par une organisation ou un groupe spirituel, le Président peut dissoudre cette organisation et la déclarer comme une organisation interdite après avoir examiné les conseils du Ministère des Affaires Religieuses, du Procureur Général et du Ministre de l'Intérieur.

Le Décret présidentiel de 1965 a également ajouté un nouvel article 156a au CPI, qui stipule que toute personne qui exprime intentionnellement et publiquement ses sentiments ou commet un acte qui est en principe hostile, abusif ou blasphématoire à l'égard de toute religion existante en Indonésie ou dans le but de persuader les autres de n’adhérer à aucune des religions existantes basées sur le principe d’un seul et unique Dieu est soumis à un maximum de cinq ans d'emprisonnement.

Malheureusement, les dispositions ci-dessus sont rédigées de telles manières que de multiples interprétations sont possibles. Une interprétation de ces dispositions est que, seules les religions existantes sont autorisées à pratiquer le prosélytisme en Indonésie, et que d'autres religions, même si elles ne sont pas expressément interdites, ne peuvent être pratiquées que de façon discrète en Indonésie. Ni le Décret présidentiel de 1965 ni l'article 156a du CPI ne prévoient de définition ou d'orientation sur des mots tels que «hostile», «abusif», «blasphématoire» ou «déviation». Il est donc très difficile pour les juges indonésiens d'agir objectivement en interprétant l'interdiction mentionnée ci-dessus. Le manque de critères clairs et objectifs dans la loi sur le blasphème la rend également propice aux pressions extérieures des groupes religieux, qui peuvent facilement étiqueter certains actes comme blasphématoires.

Cas récents de blasphème

En ce qui concerne les cas récents de blasphème largement couverts en Indonésie, tels que Lia Eden de Tahta Suci Kerajaan Tuhan, l'affaire Al-Qiydah Al-Islamiyah et le cas Gafatar (Mouvement Fajar Nusantara), la loi sur le blasphème a été utilisée par certains groupes musulmans pour viser des groupes religieux minoritaires dans l'intérêt de la préservation de l'ordre public. Dans les cas ci-dessus, les groupes religieux minoritaires concernés ont été accusés par de grandes organisations musulmanes d'avoir blasphémé ou commis des actes sacrilèges contre l'Islam. Les actes considérés comme blasphématoires étaient, entre autres, l'interprétation des enseignements religieux (et la diffusion de cette interprétation) qui ne sont pas conformes aux enseignements communs ou officiels, insultant ou utilisant des mots impolis en citant des versets religieux et prétendant être un messager de Dieu. Dans ces cas, les juges ont fait face à une pression publique considérable et les autorités ont du affronter des manifestations de masse menées par des groupes se posant comme représentant de l’opinion de la majorité des musulmans d’Indonésie. Les groupes religieux minoritaires ont été dissous et leurs dirigeants ont été condamnés à une peine d'emprisonnement.

Les athées et ceux qui n'adoptent pas les religions existantes ont également été ciblés. En 2012, un fonctionnaire de 30 ans a été emprisonné pendant deux ans et demi pour s’être déclaré athée sur son compte Facebook. Ceci est en accord avec l'article 156a du CPI qui interdit à toute personne qui exprime volontairement et publiquement ses sentiments ou agit dans le but de persuader les autres de n’adhérer à aucune des religions existantes.

Selon Amnesty International, la loi sur le blasphème n'a été utilisée que contre une dizaine de personnes entre 1965 et 1998, lorsque président Suharto était au pouvoir, période durant laquelle le droit à la liberté d'expression a été sévèrement restreint. Entre 2005 et 2014, Amnesty International a relevé qu’au moins 106 personnes ont été poursuivies et condamnées en vertu de la loi sur le blasphème.

Le cas Ahok

En 2016, Ahok a fait un discours public lors de sa campagne électorale de gouverneur indiquant que le verset du Coran Al-Maidah 51 a été utilisé pour tromper les gens. Sa vidéo fournissant un tel discours a été téléchargée sur YouTube et est devenue virale. Plusieurs groupes musulmans affirment que la déclaration d'Ahok est offensante et blasphématoire, et les procureurs indonésiens ont déposé une action pénale contre lui en vertu de l'article 156a du CPI.

Malgré les protestations de son innocence et la preuve que ses mots ont été manipulés à des fins politiques, le tribunal de district Nord de Jakarta a condamné Ahok à deux ans de prison. Nous présentons ci-dessous quelques-uns des principaux arguments avancés par les juges:

1. Ahok a dégradé, abaissé et insulté Al-Maidah 51 en déclarant que certains individus utilisent ce dernier comme un outil pour tromper les gens. Ce faisant, il a impliqué que Al-Maidah 51 est une source de mensonge et a une connotation négative.

2. La loi n'interdit pas un candidat de faire appel aux électeurs au motif qu'ils partagent le même groupe racial, ethnique ou politique. Cela n'est pas considéré comme une discrimination dans une démocratie. Ce qui est interdit et qui équivaut à de la discrimination, c'est lorsque l'acte attaque volontairement la dignité, dégrade, abaisse ou insulte d'autres groupes ethniques, religieux ou raciaux.

3. En abordant des symboles religieux en public, Ahok, en tant que croyant, aurait dû faire preuve de prudence et éviter les mots ayant une connotation négative et qui soient dégradants ou insultants envers des symboles religieux dans sa propre religion ou celle des autres, car cela pourrait offenser et créer des troubles chez les fidèles, sauf si cela se fait dans un forum académique limité.

La loi sur le blasphème peut être utilisée contre toute personne qui exerce pacifiquement son droit à la liberté d'expression et à la liberté de religion, qui sont des principes garantis par la Constitution indonésienne. En outre, en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel l'Indonésie adhère, les États sont tenus d'interdire tout plaidoyer de la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence. Ceci est destiné à protéger les personnes appartenant à des groupes particuliers, y compris des groupes religieux. La loi sur le blasphème indonésien va encore plus loin car elle cherche à restreindre et à punir toute critique pacifique de toute religion existante.

Cellia Cognard (www.lepetitjournal.com/jakartamardi 6 juin 2017

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Publié le 5 juin 2017, mis à jour le 8 février 2018