Aujourd’hui mal connu des Indonésiens, il fut pourtant la troisième figure du mouvement national dans l’archipel, aux côtés de Soekarno, premier président de l’Indonésie indépendante, et de Mohammad Hatta, son premier vice-président. L’historien belge David Van Reybrouck lui rend justice dans son livre Revolusi. Anticolonialiste de la première heure, bien informé de la montée du fascisme en Europe dans les années 1930, puis résistant à l’occupant japonais, Sutan Sjarhir fut l’éphémère Premier ministre d’une nation à la liberté retrouvée, mais qui allait rapidement tomber dans la dictature.
Nous sommes le 18 août 1947 à Lake Success dans l’État de New York, où se trouvait alors le siège des Nations Unies. Il lit son texte en anglais sans éclat de voix. Il explique que les Néerlandais ont fait de son fier pays une colonie faible et soumise mais qu’à la fin du XIXème siècle, son peuple retrouve son âme et se met en marche pour se libérer de la domination coloniale.
Invité à prendre la parole à son tour, Eelco van Kleffens, le représentant des Pays-Bas auprès des Nations Unies, exhorte le Conseil de Sécurité à ne pas soutenir ceux qu’il désigne par « ces gens-là », c’est-à-dire la délégation de la République d’Indonésie, qui a proclamé son indépendance le 17 août 1945, mais les « citoyens honorables », les Indonésiens qui ont pris le parti des Néerlandais.
Les Néerlandais avancent leur argument : les dirigeants indonésiens ont collaboré avec l’occupant japonais. La réalité est plus compliquée. Quand l’armée coloniale néerlandaise se rend à l’envahisseur japonais en mars 1942, deux des trois principaux dirigeants du mouvement national des années 1930, que les autorités coloniales avaient libérés de leur exil dans les Moluques avant l’arrivée des Japonais, sont des antifascistes convaincus. Ils s’étaient connus en 1928 quand ils étaient étudiants aux Pays-Bas et partageaient les mêmes idéaux démocratiques et progressistes. Ils conviennent de se partager le travail, l’un, Hatta, acceptant de coopérer avec l’occupant pour tenter d’atténuer la dureté de l’occupation pour la population indonésienne, l’autre, Sjahrir (prononcer : « chah-rir »), d’organiser un réseau de résistance qui tenterait d’entrer en contact avec les Alliés.
Soekarno, le troisième dirigeant du mouvement national d’avant-guerre, est lui libéré par les Japonais de son exil dans le sud de Sumatra. La différence entre démocratie et fascisme ne l’intéresse pas. Ce qui compte à ses yeux, c’est la promesse de l’occupant d’accorder l’indépendance à l’Indonésie. Il rejoint donc Hatta dans la coopération avec l’occupant.
Sjahrir est celui qui prononce le discours à l’ONU. Son rôle de dirigeant de la résistance aux Japonais fait de lui une personnalité acceptable pour les Alliés, les Américains au premier chef. Son discours convainc les Nations Unies, qui font pression, ainsi que les États-Unis, sur les Pays-Bas pour que ces derniers négocient avec les Indonésiens. Le 17 janvier 1948, cinq mois après le discours de Sjahrir, l’Indonésie et les Pays-Bas signent un accord à bord du navire de la marine américaine USS Renville, qui a jeté l’ancre dans la rade de Jakarta. Cet accord stipule notamment un cessez-le-feu entre les armées indonésienne et néerlandaise. Sjahrir est confiant que la fin du conflit avec l’ancienne puissance coloniale est proche. C’est dans cet état d’esprit qu’il donne sa bénédiction à l’un des ses neveux, qui part pour Paris faire des études à la Sorbonne. Malheureusement, la suite des événements lui donnera tort.
"Nation indonésienne"
Sjahrir naît en 1909 à Padang Panjang, dans l’ouest de l’île de Sumatra, dans ce qu’on appelle alors les Indes néerlandaises, une colonie des Pays-Bas. Il est le troisième enfant d’une fratrie de six garçons et une fille. Son père, Mohammad Rasad, est conseiller du sultan de Deli, un État princier sur la côte orientale de Sumatra dont le palais est à Medan, et magistrat au tribunal indigène de cette ville. Sa mère descend des princes de Natal, un ancien État princier de la côte occidentale de Sumatra. À Medan, le rang de sa famille permet à Sjahrir d’aller à l’École primaire européenne ou ELS (Europeesche Lagere School) destinée à la population blanche de la colonie, puis à l’Enseignement primaire plus étendu, correspondant au collège, ou MULO (Meer Uitgebreid Lager Onderwijs).
Après le collège, sa famille envoie Sjahrir poursuivre ses études au Lycée général de Bandung (AMS, Algemene Middelbare School) dans l’ouest de Java. En 1927, il est l’un des fondateurs de Jeune Indonésie (Jong Indonesië), une association dont le but est de promouvoir une « nation indonésienne », alors que les colons néerlandais appellent simplement les habitants d’origine des « indigènes » (inlanders). Le nom « Indonésie » est en effet devenu l’étendard d’un mouvement qui va bientôt devenir « national ».
En 1928, Sjahrir part aux Pays-Bas avec sa sœur et son beau-frère médecin pour étudier le droit à l’université d’Amsterdam. Il y fait la connaissance de Hatta. Celui-ci est aux Pays-Bas depuis 1921 et étudie l’économie à Rotterdam. Il dirige l’Association indonésienne (Perhimpoenan Indonesia), une organisation d’étudiants qui militent pour l’indépendance des Indes néerlandaises. Sjahrir fait également la connaissance de Salomon Tas, membre de l’aile gauche, anticolonialiste, du Parti social-démocrate des ouvriers (Sociaal Democratische Arbeiders Partij).
"La barbarie va faire du monde un enfer"
Aux Indes néerlandaises, le gouvernement colonial arrête en 1929 les dirigeants du Partai Nasional Indonesia, fondé deux ans plus tôt avec comme but l’indépendance, dont son dirigeant Soekarno. En 1931, sur l’injonction de Hatta, Sjahrir rentre aux Indes néerlandaises pour réorganiser le mouvement national. Il fonde l’Éducation nationale indonésienne (Pendidikan Nasional Indonesia), une organisation destinée à former des cadres pour le mouvement. Soekarno est libéré cette même année.
Hatta rentre à son tour des Pays-Bas l’année suivante. Comme l’écrit l’historien belge David Van Reybrouck dans son livre Revolusi*, « les trois plus grands talents politiques de leur génération se trouvaient réunis à Java ». Mais Soekarno est de nouveau arrêté en 1933 et exilé dans l’île de Flores dans l’est de l’archipel. L’année suivante, Hatta et Sjahrir sont à leur tour arrêtés et exilés en Nouvelle-Guinée occidentale. Le mouvement indépendantiste est mort.
Sjahrir est dans son lointain exil quand éclate la guerre civile espagnole en 1936. Dans une lettre à la femme qu’il aime, Maria Duchâteau, que le gouvernement colonial a expulsé des Indes néerlandaises en 1932, il s’alarme : « J’ai été totalement abasourdi par les nouvelles de la guerre civile en Espagne […]. Je considère que c’est de loin le fait le plus important en Europe, y compris tous les débats à la Société des Nations sur le réarmement allemand. En Espagne vient de commencer la nouvelle série d’événements qui s’étend déjà à la France et à la Belgique, et va se propager à travers toute l’Europe. Si les forces démocratiques parviennent à se maintenir en Espagne, le reste de l’Europe et la Hollande elle-même ne seront pas immunisés contre cette vague de rajeunissement de la démocratie ; si au contraire ce sont les réactionnaires qui l’emportent en Espagne, la marche triomphale du fascisme à travers le monde entier s’en trouvera accélérée et la défaite des démocraties s’annoncera en France, en Belgique et aux Pays-Bas. Et alors, c’est vraiment le chaos qui nous attend, la barbarie va faire du monde un enfer encore bien pire et on assistera à un anéantissement en vies humaines plus important que jamais. Alors ce ne sera pas seulement un déclin de l’Occident, mais du monde entier, parce que nous avons ici en Orient les grandes réserves de chair à canon et parce que nous avons ici aussi un supranationalisme : le fascisme au Japon. »
Pour lire la suite de l'article cliquez ici pour vous rendre sur le site d'Asialyst.
Article écrit par Anda Djoehana Wiradikarta :
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.