Faut-il définir l’identité indonésienne ? Existe-t-elle, d’ailleurs ? Avant l’indépendance, être indonésien signifiait pour beaucoup lutter contre la colonisation néerlandaise. En mai 1998, une semaine après la démission de Soeharto, l’historien australien Robert E. Elson, en visite en Indonésie, concluait qu’une « identité nationale forte avait échoué à voir le jour ». Retour sur l’histoire de l’archipel.
L’Indonésie est le quatrième pays le plus peuplé du monde, avec 267 millions d’habitant en 2020*. C’est le plus vaste archipel de notre planète, avec un peu plus de 16 000 îles** qui s’étendent sur plus de 5 000 km d’Ouest en Est et près de 1 800 km du Nord au Sud. On y parle plus de 700 langues***, et le recensement de 2010 a dénombré plus de 1 100 groupes ethniques. Les « grandes » religions, bouddhisme, christianisme, hindouisme et islam, sont représentées en Indonésie, et coexistent avec de nombreuses religions traditionnelles. Une telle diversité amène légitimement à se demander s’il existe une « identité indonésienne ».
Pour le linguiste britannique Russell Jones, « parler d’un concept tel que « l’Indonésie » avant la colonisation néerlandaise est d’une valeur discutable » (Archipel, 1973). Dans un livre intitulé A History of Modern Indonesia (2013), l’historien australien Adrian Vickers va plus loin : « Avant [la proclamation de l’indépendance en] 1945, il n’y avait pas d’Indonésie, mais plutôt une collection d’îles étalées à travers l’équateur que les Néerlandais ont transformées en Indes néerlandaises. »
La majorité des habitants de l’archipel parlent des langues qui appartiennent à la branche malayo-polynésienne de la famille austronésienne. Le berceau de cette famille est Taïwan. Il y a 4 000 ans, des groupes commencent à migrer de Taïwan vers les Philippines. Puis, il y a environ 3 500 ans, des groupes vont des Philippines vers l’archipel indonésien, d’autres vers le Sud-Est et le Pacifique. Ces Austronésiens sont des navigateurs de haute mer.
UNE RÉSEAU QUI ENGLOBE LE SUD DU VIETNAM ET COMMERCE AVEC LA CHINE ET L’INDE
Les forêts et les mers de l’archipel donnent des produits qui sont très tôt connus et appréciés ailleurs dans le monde : bois précieux, résines, épices, plumes d’oiseau, holothuries, écailles de tortue. À la recherche de nouveaux débouchés, des habitants de l’ouest de l’archipel, plus précisément de Java et de Sumatra, marins et marchands, sont à l’initiative de relations commerciales qui dès sans doute le IVème siècle avant notre ère les mettent en contact avec l’Inde. Peu avant notre ère, leurs cités forment un réseau qui englobe le sud de l’actuel Vietnam et commerce avec la Chine et l’Inde.
Les embouchures de fleuve sont donc des emplacements idéaux pour l’établissement de communautés : par la mer, elles sont reliées au monde extérieur et par le fleuve, à un arrière-pays recouvert de forêt. Selon l’historien britannique O. W. Wolters, « aucun groupe, cependant, n’était assez grand ou assez puissant pour envahir et occuper les territoires voisins ». Mais à partir du VIIIème siècle, une de ces cités, Sriwijaya dans le sud de Sumatra, à l’emplacement de l’actuelle Palembang, contrôle le trafic dans le détroit de Malacca et devient la puissance commerçante et navale dominante. Sa langue, le malais, devient la langue véhiculaire dans les ports de l’archipel.
MAJAPAHIT, LE CENTRE DU RÉSEAU DE MARCHANDS
À la même époque, dans les plaines fertiles du centre de Java, une riziculture prospère permet l’émergence de royaumes dont les souverains construisent de grands monuments religieux comme les temples de Borobudur bouddhique et de Prambanan shivaite. Au début du Xème siècle, le plus puissant de ces royaumes transfère sa capitale dans l’est de Java, dans le bassin inférieur du fleuve Brantas. Là aussi, une riziculture prospère va être à la base de la puissance des royaumes de l’Est. Majapahit, fondé en 1292, devient le grenier à riz de l’archipel. Le Nagarakertagama, un poème épique écrit en 1365 à la gloire du roi Rajasanegara, plus connu sous le nom populaire de Hayam Wuruk (qui règne de 1350 à 1389), énumère une liste de quelque cent « contrées tributaires » de Majapahit qui vont du nord de Sumatra au littoral de la Nouvelle-Guinée occidentale, c’est-à-dire pratiquement l’Indonésie actuelle. En réalité, Majapahit ne domine pas ces États mais est le centre du réseau marchand qu’ils forment.
*La langue malaise est originaire de Sumatra.
Après la mort de Hayam Wuruk commence le déclin de Majapahit. Le souverain de Palembang, l’ancien Sriwijaya, tente de s’affranchir de Majapahit mais est contraint de fuir sa cité. Ce prince bouddhiste, connu dans la tradition sous le nom de Parameswara, se réfugie à Tumasik (l’actuel Singapour) puis sur la péninsule, où il fonde Malacca vers 1400. Un de ses successeurs se convertit à l’islam. Au cours du XVème siècle, Malacca devient le port le plus important de la région et le centre d’un réseau commercial qui couvre l’archipel. Le malais*, la langue de Parameswara, confirme sa position de langue véhiculaire. L’islam, religion des commerçants de Malacca, se diffuse dans les ports de l’archipel. Pour l’historien australien M. C. Ricklefs, les diverses populations de l’archipel sont désormais reliées par un réseau non seulement économique mais aussi culturel.
LES NÉÉRLANDAIS EXPULSENT LES PORTUGAIS
Les premiers Européens à s’établir en Asie du Sud-Est sont les Portugais. En 1511, depuis leur base de Goa en Inde, ils conquièrent Malacca. De là, ils gagnent les Moluques, d’où proviennent le girofle et la muscade, ces épices tant recherchées des Européens. En 1602, les Néerlandais, qui ont réussi à se procurer des cartes portugaises, créent la Compagnie unie des Indes orientales (Vereenigde Oost-Indische Compagnie ou VOC), une société de commerce nantie des pouvoirs d’un gouvernement. Ils expulsent les Portugais des Moluques en 1605.
La VOC avait besoin d’un port dans la partie occidentale de l’archipel. En 1619, elle conquiert la cité de Jayakarta dans l’ouest de Java. Sur ses ruines, la compagnie fonde Batavia, en l’honneur de la tribu germanique dont les Néerlandais pensaient descendre, et y installe son siège. Les Néerlandais conquièrent Malacca en 1641. Ils parviennent à défaire le plus puissant des États de l’est de l’archipel, le royaume de Gowa dans le sud de Célèbes, qui doit signer un traité de paix en 1667. A Java, la VOC est amenée à intervenir dans les guerres de succession du royaume de Mataram, qui avait soumis la plupart des autres principautés javanaises. Elle étend son influence dans l’île.
Lorsqu’en 1800, le gouvernement des Pays-Bas reprend les actifs de la VOC en faillite, les Néerlandais contrôlent une bonne partie de Java et de l’est de l’archipel. Ils se lancent alors dans des expéditions militaires contre les royaumes dans les autres îles et leur impose sa souveraineté.
350 ÉTATS PRINCIERS AU DÉBUT DU XIXÈME SIÈCLE
Au milieu du XIXe siècle, deux Britanniques, le linguiste anglais George Windsor Earl et le juriste écossais James Richardson Logan, forgent à partir des mots du grec ancien Indos, le fleuve Indus, qui désigne par métonymie l’Inde, et nesos, qui veut dire « île », le nom « Indonesia » pour désigner l’archipel. Ce nom ne sera pas tout de suite adopté par le monde scientifique : il apparaît dans des publications néerlandaises des années 1900, dans un sens uniquement anthropologique ou géographique.
En 1908, le territoire que les Néerlandais appellent Nederlands-Indië, « Indes néerlandaises », a atteint sa forme définitive avec la fin de la guerre contre le sultanat d’Aceh dans le nord de Sumatra et la soumission du royaume de Klungkung à Bali. À côté des territoires sous administration directe, on compte alors quelque 350 États princiers dans l’archipel, qui tous ont formellement reconnu la souveraineté néerlandaise.
ASSOCIATIONS JAVANAISE ET MUSULMANE
En Indonésie, le 20 mai est célébré comme le « Jour du réveil national » (Hari Kebangkitan Nasional). Le 20 mai 1908 en effet, neuf jeunes Javanais créent une association qu’ils nomment Boedi Oetomo, « noble intelligence » en javanais (Budi Utomo dans la graphie indonésienne moderne). L’association adopte comme langue officielle non pas le javanais mais le malais, langue de l’administration coloniale aux côtés du néerlandais. Néanmoins le nom de l’association est javanais : son but est de donner une éducation moderne à la jeunesse javanaise et en outre, promouvoir une modernité qui s’appuie sur la culture javanaise. Un tel projet ne pouvait pas concerner les autres populations des Indes néerlandaises.
En 1911, à Surakarta dans le centre de Java, des marchands de batik musulmans s’organisent pour lutter contre la concurrence grandissante des Chinois de Java et fondent « l’association commerciale musulmane » (Sarekat Dagang Islam). L’année suivante le mot dagang, « commerce », est retiré et le nom de l’association devient Sarekat Islam. Son objectif est désormais « d’assurer pour l’élément indigène une position plus éminente socialement, politiquement et économiquement, en retenant en même temps l’islam, qui est le lien naturel qui lie ensemble les éléments très divers d’une grande partie de la population indigène des Indes néerlandaises. » La Sarekat Islam a donc un projet politique pour la population indigène, mais sa référence est l’islam, la religion « d’une grande partie » des indigènes. Ce projet ne pouvait intéresser les non-musulmans.
NAISSANCE DE « L’IDÉE D’INDONÉSIE »
Cette même année 1911 est fondé le premier mouvement qui dénonce la domination coloniale néerlandaise, le « Parti indien » ou Indische Partij, qui réclame l’indépendance des « Indes ». Pour continuer la lecture de l'article cliquez ici