

A 29 ans, la jeune sommelière Burçak Desombre a fondé sa propre société et affirme que c'est la meilleure décision qu'elle ait pu prendre. lepetitjournal.com d'Istanbul a rencontré cette francophone au parcours étonnant, qui se distingue entre autres comme la première femme à avoir participé et terminé 2ème au Concours de Sommeliers de Turquie (2010).
Lepetitjournal.com d'Istanbul : Quand et comment est née votre passion pour le vin ?
Burçak Desombre (photo personnelle) : Je pense que cette passion a d'une certaine façon toujours été présente. Déjà, plus jeune, mes parents m'autorisaient à boire du vin pour plusieurs raisons : la première est que mon père était totalement contre l'idée d'interdire ça à la maison, de peur que j'aille boire en cachette. J'avais donc le droit de boire du vin à table, mais je ne pouvais pas me servir toute seule quand même ! Puis, arrivée au lycée, j'étais maigre et j'avais toujours froid donc mes parents me disaient avec humour : ?Bois, ça fera un peu plus de sang dans ton corps?.
Pour la petite anecdote, nous étions dans un des restaurants qui bordent le Bosphore, quand mon père a dit au sommelier : ?Notre petite fille, elle est française, c'est elle qui va goûter le vin.? C'est un de mes plus grands souvenirs avec le vin.
Ensuite, j'ai étudié à la faculté de lettres de Nice. Mais je dis toujours que si j'avais su que le vin pouvait devenir un métier, j'aurais tout de suite arrêté mes études de communication pour faire une école liée à ça. Je suis devenue responsable de produits dans une chaine de boulangerie, mais je ne me voyais pas faire carrière là-dedans. Du coup, j'ai pris mon CV et je suis allée à la Chambre de Commerce, qui m'a permis d'entrer chez Adco Fine Wines and Foods en qualité de Brand Manager (il s'agit du plus grand importateur de vin de Turquie, ndlr). C'est un couple qui gère la société, et c'est la patronne qui m'a appris plein de choses. Je ne savais rien faire, mais elle m'a fait confiance. Plus j'ai appris, plus ça m'a plu, plus je me suis éloignée du marketing. C'est à peu près à ce moment-là que j'ai vraiment pris conscience que je pouvais faire du vin mon métier.
Il est blanc, rouge ou rosé, mais que représente le vin pour vous ?
J'adore le sentir, le regarder, le boire mais pas que ! Le vin, ce n'est pas seulement une boisson. C'est aussi beaucoup de voyages, de découvertes et de rencontres. Il y'a une réelle histoire autour. Et c'est aussi un métier parfait pour les gens qui se lassent vite du quotidien.
Revenons un peu sur votre parcours. Quelles formations avez-vous suivies ? Avez-vous un(e) ?mentor? ?
J'ai étudié à Wines and Spirits Education Trust, qui est une école anglaise. Ensuite, il y a deux ans de cela, j'ai été certifiée par la Court of Master Sommeliers. D'ailleurs, je suis la première personne turque à avoir obtenu ce diplôme. En 2010, j'ai aussi été la première femme turque à passer le concours organisé par la Chaîne des Rôtisseurs (il s'agit d'une association internationale qui réunit des passionnés partageant les mêmes valeurs de qualité, de gastronomie, de promotion des arts culinaires et des plaisirs de la table, ndrl). La même année, j'ai fini deuxième au Concours des Sommeliers de Turquie.
J'ai n'ai pas vraiment de mentor, cependant plusieurs personnes m'ont influencée. Ma première patronne, par exemple, m'a beaucoup appris. Pas seulement comment travailler dans le milieu du vin, mais aussi comment travailler tout court en Turquie. C'était ma première réelle expérience professionnelle. Il y a également plusieurs Masters Wine qui m'ont inspirée, et particulièrement Sarah Abbott.
Parlons un peu de votre société. Quand et pourquoi l'avoir créée ? Quels sont les services qu'elle propose ?
J'ai remarqué qu'il y a un manque de professionnalisme dans ce milieu en Turquie. J'ai un idéal pour le vin, et je n'étais pas toujours d'accord avec mes patrons, qui parfois me poussaient à vendre un vin que je n'aimais pas. Il faut que je croie en mon produit, sinon je tiens à le dire. Donc oui, j'aime être mon propre patron mais j'aime d'autant plus respecter mes valeurs.
La réussite de Vinipedia Wine Consultancy tient aussi au fait que je réalise des choses qui me plaisent. Depuis trois ans donc, j'organise des dîners dégustation dans des restaurants, des visites dans des régions viticoles en Turquie mais aussi en Europe, et des événements pour les sociétés. Pour les tours gastronomiques, je travaille en collaboration avec Far'n Away. On emmène des groupes de 10-15 personnes, en moyenne 3-4 jours? Etant donné qu'on mange beaucoup pendant ces visites, mieux ne vaut pas que cela dure trop longtemps !
Je travaille aussi avec le Duty Free d'Istanbul, j'aide les particuliers à monter leurs caves. Je fais tout cela, mais à aucun moment je ne vends de vins. De plus, je tiens à ne pas en vendre afin de garder mon objectivité. Une fois par mois, je me rends à Ankara pour animer les Sommelier Tables (concept de dîner autour d'une table de vingt personnes maximum, ndrl). Cette rencontre existe aussi à Istanbul. L'activité existe surtout pour que les gens qui me suivent sur les réseaux sociaux puissent me rencontrer. C'est convivial, c'est plutôt un dîner entre amis en fait.
Comment réagissent les gens autour de vous quand vous leur expliquez ce que vous faites ? Les Turcs ont-ils connaissance de cette profession ? Le fait d'être une femme n'est-il pas un handicap?
C'est drôle car la plupart des gens ne comprennent pas que j'ai un vrai travail. Ils croient que j'ai une sorte de hobby. Beaucoup me demandent si j'arrive à gagner ma vie, et ils ont du mal à me croire quand je leur réponds que oui. Mais ce n'est jamais négatif. Les gens ont juste tendance à associer mon métier aux voyages et aux plaisirs uniquement. Et comme je ne vends pas de vins, ils ne comprennent pas toujours mon activité de conseillère.
Aujourd'hui, il y a beaucoup de femmes sur le marché du vin, autant dans la production que dans la vente. Etre une femme ne m'a jamais posé de problème. Le seul problème, si je puis dire, a été mon jeune âge. Mais ça, c'était juste au début, le temps que je fasse mes preuves.
Pour la deuxième petite anecdote, il y a plus de femmes que d'hommes ?nologues en Turquie ! L'une des raisons est le fait qu'aucune étude sur l'?nologie à proprement parler n'est dispensée. Mais il y a une formation qui s'appelle Generating Food, et c'est plutôt une section que les filles choisissent. C'est le premier pas pour devenir ?nologue.
Quelles sont les qualités nécessaires pour être un bon sommelier ?
Etre humble, c'est fondamental. Avoir un bon relationnel car l'attitude est très importante. Ce n'est pas une formation facile car il faut être capable de prendre sur son temps libre pour peaufiner ses connaissances. Et on sait très bien que le milieu de la restauration ne laisse pas beaucoup de place aux loisirs. Lire, voyager, apprendre : on parle bien d'un investissement total. Parler anglais est aussi un atout non négligeable. Plus on parle de langues, mieux c'est. Par exemple, parler la langue du viticulteur que l'on rencontre permet de partager plus de choses. Pour ma part, je parle couramment l'anglais et j'ai des bases d'italien.
Concernant le marché du vin en Turquie : comment envisagez-vous son avenir ? Quels sont ses points forts ?
Il faut savoir que la Turquie est un très grand pays viticole puisque nous sommes le quatrième pays au monde pour les vignes. Mais seulement 3 % des vignes deviennent du vin. Depuis ces dix dernières années, la qualité du vin turc a énormément progressé. Mais malheureusement, la loi de 2013, qui interdit toute publicité pour les boissons alcoolisées, rend la vie difficile aux petits producteurs. Ils se tournent vers l'exportation. J'espère que ce problème est passager, car la Turquie commence à être reconnue mondialement pour la qualité de son vin.
En France, nous sommes de grands consommateurs de vins, mais qu'en est-il des Turcs ? Et le vin se marie-t-il bien avec la cuisine locale ?
La France est en tête avec une consommation annuelle de 44,2 litres de vin par habitant, alors qu'en Turquie c'est moins d'une bouteille. On produit à peu près 100 millions de litres de vin par an. Une grande partie est consommée par des touristes, et il y a très peu d'exportation. La culture du vin est donc quelque chose de nouveau en Turquie.
Le vin se marie bien avec les plats turcs. Il faut essayer des mélanges, et ne pas avoir d'idées arrêtées. D'autant plus que nous avons des raisins autochtones qui vont très bien avec les kebabs, le Sirak avec la cuisine épicée, le Narince avec nos plats à l'huile d'olive. Le seul petit problème à souligner, c'est que les meyhane proposent souvent des vins commerciaux, et non de bons vins.
Passons maintenant aux accords entre les mets et les vins. Selon vous, quelles sont les principales règles à respecter ?
Je suis un peu contre cette idée de règles. Je m'explique? Il y aurait des règles à suivre qui ont été dites dans le passé, mais elles sont surtout le fruit d'inquiétudes marketing. Par exemple, il aurait été prouvé que le rouge s'associe bien avec la viande rouge. Si cette théorie a été appliquée après la Deuxième Guerre mondiale, c'est essentiellement parce que l'Europe avait besoin de vendre quelque chose aux Etats-Unis, pays alors riche et amateur de viande rouge. Un autre exemple concret : Le Larousse gastronomique de 1938 propose une multitude de vins, rouges et blancs, à déguster avec de la viande rouge. Vous vous en douterez, cette liste n'a aucune logique : elle propose juste des vins aux grands noms, car le but est de vendre. Pour ma part, je trouve que le moelleux se marie bien avec le foie gras et le bleu (le fromage, ndrl). Le plus important est de faire selon ses goûts, tout en essayant bien sûr de respecter un certain équilibre entre les aromes.
Avez-vous un projet en particulier? Et quels vins conseillerez-vous à un expatrié qui ignore encore tout du vignoble turc ?
Dans un premier temps, je vais continuer mes études. Je souhaite passer le diplôme au-dessus du Level 3 Advanced Certificate in Wines & Spirits (à l'école WSET, ndrl), formation qui me conduira à me rendre plusieurs fois par an en Angleterre. Plus tard, mon mari et moi envisageons d'ouvrir une sorte de maison d'hôtes, et ce dans une région viticole. Ainsi, on pourra se partager les tâches : il s'occupera de gérer la maison, moi des visites. De cette manière, je pourrai rester dans mon métier. Et quand je parle de ça, ce n'est pas quelque chose pour la retraite non plus : je ne compte pas me lancer dans ce projet à 70 ans ! Sur la question des vins, je conseille :
Kayra Vintage Öküzgözü
Kavakl?dere, Prestige Bo?azere
Tomurcukbag, Trajan Kalecik Karas? rezerv
Cotes d'Avanos, Narince/Chardonnay
Barbare, Elegance
Chamlija Pinot Noir
Arcadia, Gri
Sevilen Centum Syrah
Urla Tempus
Pamukkale, Nodus Shiraz
Propos recueillis par Gwendoline Roussel-Chan (www.lepetitjournal.com/istanbul) mardi 11 novembre 2014











































