Un salon littéraire exceptionnel, animé par Yiğit Bener, a eu lieu mercredi 28 avril 2021, sur Zoom, à l’Institut français de Turquie : une rencontre avec Amin Maalouf, si aimé en Turquie qu’il y a vendu deux millions de livres depuis 1995 ! Quel est donc le message que nous délivre le célèbre écrivain et académicien dans son nouveau roman, Nos frères inattendus ?
Un roman métaphorique
Le roman Nos frères inattendus, paru en 2020 chez Grasset, traduit en turc par Ali Berktay aux Editions YKY, sous le titre Empedokles’in Dostları (Les Amis d’Empédocle), fait suite à l’essai Le Naufrage des civilisations (Grasset, 2019) dont il constitue le prolongement : "Ce sont deux livres qui viennent de la même inspiration", confirme l’auteur.
Le roman se passe sur une île où habitent séparément deux personnages un peu misanthropes, le narrateur, un dessinateur, et une romancière qui a voulu s’isoler du monde, lorsque survient une panne de courant qui leur fait craindre une guerre nucléaire. Mais ils découvrent qu’en réalité, un événement extraordinaire est en train de se produire : le président des Etats-Unis annonce que des négociations sont en cours avec une autre humanité venue de l’Antiquité, qui présente la caractéristique d’être supérieure technologiquement, en particulier en médecine, mais surtout, plus évoluée moralement et dotée d’une immense capacité de bienveillance ! Cette humanité, appelée "Les Amis d’Empédocle", qui nous démontre que toutes nos connaissances sont obsolètes, a vécu cachée à l’écart des êtres humains, n’a jamais voulu intervenir dans leurs affaires, sauf si les habitants s’égaraient au point d’être sur le point de sombrer… Le roman pose donc une question fondamentale : qu’arriverait-il au monde si une civilisation supérieure à la nôtre, non seulement du point de vue technologique mais surtout du point de vue moral, apparaissait ?
Qui était Empédocle ?
Empédocle était un philosophe présocratique, connu pour avoir refusé la royauté que lui proposaient les habitants d’Agrigente. Il a beaucoup inspiré les penseurs depuis le XIXe siècle, en particulier par sa mort romanesque. La légende raconte, en effet, qu’il se serait suicidé en se jetant dans le cratère de l’Etna, en abandonnant ses sandales sur le bord.
"Les romans naissent des manquements de l’Histoire", disait Novalis
Selon Amin Maalouf, nous avons aujourd’hui tout le savoir de l’humanité au bout des doigts et tous les moyens de débarrasser l’espèce humaine des fléaux qui l’assaillent. Cependant, en dépit de cet extraordinaire développement économique, scientifique et matériel, nous n’avons pas progressé moralement. "On n’a pas réussi à organiser des relations harmonieuses entre les humains", regrette-t-il. Nous sommes dans un monde qui ne vit pas sereinement car il existe un hiatus entre ce formidable développement et l’évolution des mentalités. "J’aurais voulu que … la puissance matérielle soit soumise aux valeurs morales...", ajoute-t-il.
La publication de ce roman, écrit avant la pandémie, avait été retardée mais en le relisant, l’auteur a réalisé qu’il y avait concordance entre sa fiction et les événements. Car cette crise a été révélatrice de la réalité du monde, a prouvé que toutes les sociétés sont reliées ; les pays riches ont été autant affectés que les pays pauvres, tout ce qui arrive aux autres peut arriver chez nous. Mais en même temps, on s’est aussi rendu compte qu’on est toujours dans le "chacun pour soi", on l’a vu dans la crise des masques entre les pays européens…
L’espoir comme ultime bouée de sauvetage
Il y a des périodes où l’humanité n’arrive pas à trouver de solutions. Pourtant, elle a l’obligation d’en inventer une, sinon, comme le Titanic, elle heurtera un iceberg, coulera pendant que jouent les violons et ne trouvera la solution qu’après le naufrage. Amin Maalouf cite en exemple les "Lumières levantines", ce monde multiculturel qui a existé à Antioche, Alep, Izmir, Istanbul, Salonique ou Sarajevo mais qui a, en grande partie, disparu. L’univers unique de ces villes incarnant la pluralité a été détruit, non par une volonté explicite mais plutôt par l’absence de volonté de préserver cette richesse. Personne n’a compris à quel point ces sociétés où juifs, chrétiens et musulmans vivaient en harmonie étaient importantes, jusqu’à ce qu’elles disparaissent… Car "les tentatives d’homogénéisation incarnent de fausses valeurs", commente-t-il ; à l’inverse, les pays qui traitent leurs minorités comme la majorité sont en bonne santé ; ce qui est important dans un pays, c’est donc que chaque citoyen se sente pleinement citoyen…
En conséquent, il s’impose de rétablir l’espoir, en conservant le souci de ne pas avoir de populations ayant perdu foi en leur avenir. Mais d’où peut venir cet espoir ? "Il faudra imaginer un nouvel ordre mondial où chacun aura sa voie… rebâtir une idéologie qui ne repose pas sur la tyrannie d’une civilisation… où toutes les cultures pourront se propager dans le monde", conclut le célèbre humaniste...