C’était, hier soir, au tour de Leïla Slimani d’être l’invitée du Salon littéraire mensuel de l’Institut français de Turquie, pour une passionnante entrevue. Jean-Jacques Victor et Yiğit Bener ont rappelé ce qui fait la spécificité de la célèbre écrivaine franco-marocaine : très connue pour ses livres, Leïla Slimani l’est tout autant pour ses courageuses prises de position dans la presse, aussi bien en ce qui concerne sa défense des droits des femmes, que son combat contre l’intégrisme religieux ou contre le racisme en général. Sans oublier qu’elle est aussi la représentante personnelle du Président de la république pour la francophonie…
Sa vocation d’écrivain
C’est à la trentaine, suite à un atelier d’écriture, que Leïla Slimani décide, encouragée par l’éditeur Jean-Marie Laclavetine, d’abandonner sa carrière de journaliste pour se consacrer à l’écriture littéraire ; avec succès, puisque son deuxième roman, Chanson douce, est couronné par le prix Goncourt en 2016. Rétrospectivement, elle juge son entrée en littérature comme "une forme d’inconscience", une sorte de "coup de folie", car devenir écrivain était pour elle "la chose la plus extraordinaire qui puisse lui arriver". Elle rappelle aussi qu’elle a obtenu le Goncourt en début de carrière, sans l’avoir désiré ni espéré, succès qu’elle attribue aux surprises de son "destin". Indépendamment de nos choix, nos vies comportent toujours une part d’inexplicable qui ne dépend pas de nous, explique-t-elle, qui échappe à toute rationalité et ne peut s’expliquer que par la notion de "destin".
Lequel de ses livres la satisfait le plus ? "Aucun, car l’écriture est toujours une frustration", l’écrivain n’écrit pas vraiment ce qu’il aurait souhaité écrire… Elle conseillerait à un auteur débutant de beaucoup lire, elle est d’ailleurs intarissable sur la liste de ses auteurs préférés, où se côtoient les grands romanciers français ou russes, les écrivains américains, les auteurs d’Amérique du Sud ou les autrices africaines comme Maryse Condé. Elle se sent aussi très proche de la façon dont Orhan Pamuk aborde les problèmes de l’identité… Selon elle, un écrivain doit écrire sans avoir peur du jugement d’autrui, en renonçant à être aimé ou compris, car "on écrit pour bouleverser le lecteur, pas pour lui plaire ; la littérature sert à exprimer ce qu’on ne peut pas dire dans la vie réelle…"
Sa double appartenance
"Je ne me laisse pas enfermer dans les identités" rappelle-t-elle, reprenant les multiples déclarations qu’elle a déjà faites à ce sujet. Avec beaucoup d’humour, elle explique qu’en France, on la considère comme une "gentille musulmane", car elle mange du porc, boit de l’alcool et ne porte pas de voile ; mais que certains Marocains trouvent qu’elle est "trop française", qu’elle n’est plus une "vraie Marocaine". "Je me suis toujours sentie 100 % française et 100 % marocaine, donc, je n’ai jamais eu de problème par rapport à ça. Le regard de l’autre, je m’en fiche complètement". Notre culture n’est pas un bloc monolithique, on évolue avec elle en la faisant évoluer, "toute culture est multiple". Elle traite d’ailleurs de ce sujet dans le premier tome de sa trilogie "Le Pays des autres", où elle évoque l’histoire de sa grand-mère alsacienne, Mathilde, qui, à la fin de la guerre, tombe amoureuse d’Amine, un Marocain ayant combattu dans l’armée française et part vivre au Maroc avec lui. Mais la société de cette époque n’est pas tolérante envers un couple mixte…
Le point de vue de sa traductrice
Aylin Yengin, journaliste et traductrice expérimentée, a été très touchée par le livre Chanson douce, qu’elle a traduit page par page, au fil de sa lecture, pour ne pas gâcher son plaisir de la découverte. Elle a beaucoup apprécié le style de l’autrice, qui, dit-elle, possède une grande capacité évocatrice en quelques phrases, n’utilise que les mots nécessaires, montre les personnages en action plutôt qu’en tentant d’expliquer leur psychologie. Une façon d’écrire que Yiğit Bener qualifié comme "un style rapide, à la Boléro de Ravel, fait de petites touches en crescendo"…
La genèse de Chanson douce
Leïla Slimani explique que le personnage de Louise dans Chanson douce, une nounou qui assassine les enfants qui lui sont confiés et dont un retour en arrière explique le geste, avait mûri pendant dix ans dans son imagination. Au Maroc, il est fréquent que les familles aisées emploient des domestiques et elle était fascinée par la relation complexe entre maîtres et serviteurs, qui oscille entre cruauté et tendresse. Quand, devenue mère à son tour, elle a dû engager une nounou, elle a ressenti un profond malaise en réalisant qu’elle allait donner des ordres à une femme plus âgée qu’elle, plus expérimentée et peut-être chargée d’un passé douloureux ou de multiples frustrations ; en bref, confier ses enfants à une inconnue. Son roman analyse donc l’ambiguïté de cette relation, en dénonçant l’hypocrisie des rapports sociaux.
Raconter des destins de femmes
Leïla Slimani aime s’attaquer aux sujets tabous, la sexualité des femmes, les déceptions liées au mariage ou les difficultés de la maternité. Son premier roman publié, Dans le jardin de l’ogre, traitait de l’addiction sexuelle féminine, Chanson douce décortiquait les mobiles d’un infanticide. L’autrice souhaite "raconter des destins individuels, mais avec leurs sentiments les plus intimes, de façon à rejoindre de cette façon l’universel". Selon elle, depuis toujours, les tentatives des femmes pour acquérir leur liberté se sont révélées douloureuses. Anna Karénine ou Madame Bovary, qui veulent "tout avoir", c’est-à-dire être à la fois mères et amantes, le payent de leur vie. Aujourd’hui, les femmes ont en partie conquis leur indépendance, ont gagné le droit de travailler mais vivent souvent dans la culpabilité, car on leur a enseigné qu’elles devaient faire passer leurs enfants avant tout. Son essai de 2017, Sexe et Mensonges : La Vie sexuelle au Maroc, lui a montré que les femmes payent parfois très cher leur volonté d’émancipation, qui se solde par leur marginalisation, ce qui fait que leur liberté n’est pas toujours synonyme de bonheur. C’est pourquoi certaines y renoncent pour ne pas affronter l’adversité. Elle compare cette situation à celle que décrit La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire, lorsque certains préfèrent abdiquer leur indépendance pour préserver leur sécurité. Elle espère que sa fille vivra dans une société qui aura résolu les dilemmes de la condition féminine...