

Bodrum, bien avant l'arrivée du tourisme, était essentiellement un village de pêcheurs. Mehmet Aksona, ancien pêcheur d'éponges de mer avant l'interdiction de cette pratique, nous a reçus à bord de son bateau. Voyage dans le passé?
Lepetitjournal.com d'Istanbul : Pouvez-vous vous présenter?
Mehmet Aksona (photo personnelle) : Je suis né le 10 janvier 1950 près de Bodrum, dans un village nommé Çiflik, appelé dorénavant Yal?çiflik. Pour l'anecdote, mes grands-pères ont participé à la création de ce village. L'un de mes arrières grands-pères était parmi les premiers à s'y être installé. Je fais partie de la cinquième génération.
Grandir en bord de mer a suscité en moi la curiosité de m'en approcher. Dans ma famille, personne n'a travaillé en mer. A l'époque, un champion français de plongée très célèbre portait un masque. Je voyais en vitrine ce même masque qui coûtait 40 TL, mais ne pouvais me l'acheter. J'avais 12 ans et j'étais très triste. J'ai commencé à plonger quand ma mère m'a acheté le fameux masque, après avoir vendu un de nos boucs, en pleurs. C'est là que tout a commencé?
Depuis l'âge de 13 ans, je n'ai pu me séparer du monde de la mer. Je pêchais alors des poissons. Il y avait un homme qui s'appelait Ibrahim avec qui je pêchais, j'ai découvert avec lui l'immensité de la mer.
A l'âge de 15 ans, j'ai commencé à pêcher les éponges. J'ai travaillé sur différents bateaux avant de travailler sur le mien, en tant que capitaine. En février 1981, j'ai acheté un bateau que j'ai nommé Aksona, bateau de pêche, pour le ramassage des éponges. J'en ai changé le nom et au même moment, mon propre nom de famille. Le premier voyage a eu lieu avec sept personnes durant cette première année. J'aime les éponges, la mer, ce qui se passe au-dessous de la surface, comme au-dessus. Pour moi, tout est venu de la mer, qui est mon principal professeur et cela depuis une cinquantaine d'années.
En 1986, une maladie a touché les éponges de mer et par la même occasion, le secteur d'un point de vue économique. Un an après, j'ai commencé à m'orienter vers une autre activité, celle du mavi tur (croisière), en y incluant la plongée sous-marine, sur un autre bateau.
Où trouver des éponges de mer ?
Il y a 5.000 sortes d'éponges de mer. Seulement quatre d'entre elles sont utilisables et économiques. Les meilleures éponges de mer viennent de la Méditerranée. On trouve les éponges de qualité supérieure au Cap Horn, en Tunisie, Sicile, Sardaigne ou encore en Corse. On trouve également des éponges de mer en Floride, à Cuba, aux Bahamas, mais ce sont des éponges de qualité moyenne.A Bodrum, les éponges de mer pouvaient se vendre très cher.
En 1962, il est devenu interdit de ramasser des éponges de mer en Turquie. Depuis cette loi, le commerce de l'éponge de mer et le métier ont décliné. C'est un métier dangereux que d'exercer en tant que pêcheur d'éponges de mer. Kalymnos était également très célèbre pour sa pêche d'éponges de mer. Des gens de Floride se sont d'ailleurs déplacés jusqu'à cette île grecque pour la qualité de ses dernières. Cette activité a plus d'une centaine d'années. Le musée archéologique de Bodrum a pu voir le jour grâce au commerce des éponges de mer, tout comme l'expansion maritime. Cela a apporté une magnifique culture de la mer.
Quel est le rôle des éponges de mer?
Le rôle des éponges de mer est similaire à celui des arbres : ce sont les poumons de la mer, les filtres qui produisent de l'oxygène. Elles sont très importantes pour l'écosystème. Le métier de pêcheur d'éponges de mer se transmet de génération en génération; on apprenait aux jeunes à plonger, mais aussi à vivre 5-6 mois en communauté sur un petit bateau. Il y avait alors un vrai rôle social, ces gens là acquéraient beaucoup de savoirs et devenaient même capitaines. Par la suite, ce sont eux qui ont commencé le tourisme de la mer.

C'est une grande perte culturelle et économique que de ne plus pouvoir pêcher ces éponges. Elles sont très bonnes pour le nettoyage de la peau, pour faire des peelings avec une action antibactérienne. Il n'y a rien de meilleur pour la santé de la peau. Elles s'exportaient à l'étranger par tonnes; aux Etats-Unis, au Japon et en France, depuis Bodrum. Les éponges vendues actuellement dans le commerce proviennent de Floride, des Bahamas, mais sont de moyenne qualité.
Pouvez-vous nous parler des techniques de ramassage d'éponges de mer?
J'ai commencé à ramasser des éponges avec l'ancien système de plongée qui pesait 70 kg et nécessitait environ 20 minutes de préparation. Il y en avait peu et c'était très difficile de porter et utiliser cet équipement. Dans ces années-là, le système du ?narguilé? est arrivé (avec cordon). Le métier comportait des risques, de nombreux amis et connaissances sont devenus handicapés à cause de mauvais usages et manipulations, qui ont dans certains cas causé leur mort. Il y a beaucoup de tombes sans nom? Puis, il y a eu l'homme-poisson et le métier est devenu moins risqué, grâce à plus de connaissances.
Comment percevez-vous Bodrum aujourd'hui et Bodrum avant l'arrivée du tourisme?
Je suis ans en mer et au port depuis 50. A l'époque, Bodrum était un tout petit endroit. Mais il est devenu subitement populaire. Dans la foulée est arrivé le béton. Je regrette presque d'avoir connu Bodrum auparavant, quand je vois ce qu'il est devenu aujourd'hui, notamment à cause du tourisme. Ici, nous gagnons notre vie grâce à la mer. Si elle n'était pas là, personne ne viendrait ici. Je suis mal à l'aise quant à la situation de la mer qui se pollue davantage. Je suis un homme de la mer et peu m'importe la nationalité des individus; nous sommes tous frères, j'aime tout le monde sans distinction. C'est la mer qui m'a appris tout ça, à aimer les gens, la nature? Je suis très triste de voir que la nature ainsi que la situation dans le monde se dégrade, avec la guerre notamment.
Vous travaillez désormais dans le secteur du tourisme?
Pour gagner ma vie après l'interdiction de 1962, j'ai désiré rester en contact avec la mer. J'ai participé aux courses mondiales à Majorque, en 1985, et faisait partie de l'équipe nationale sous marine. Il y avait beaucoup de monde à l'époque. Je suis également guide des fonds marins. Dès 1987, je proposais des tours en mer, qui offraient également des cours de plongée, avec mon bateau de 12 mètres. Mes premiers clients furent à l'époque ? et je m'en souviens très bien ? des Français. Je leur expliquais alors le ramassage des éponges, leur nettoyage, leurs qualités et ils repartaient avec de nouvelles connaissances mais aussi une ou deux éponges. Ce n'était pas qu'un tour sur l'eau mais aussi sous l'eau. En 1998, j'ai vendu mon premier bateau pour en acheter un second plus grand de 18 mètres, Aksona Mancorna, qui comporte quatre cabines et peut recevoir jusqu'à huit personnes. On peut voyager partout et faire ce que vous voulez; aller à Çanakkale, en Sicile, à Chypre? Il n'y a pas de limites. La saison commence en mai et se termine en octobre.

Il y a plusieurs livres publiés sur ce métier et ce secteur, cependant ils étaient écrits à la troisième personne. Aucun pêcheur d'éponges de mer n'a écrit un livre à la première personne. J'ai toujours pris des notes au cours de ma vie, qui forment désormais un livre. Mon rêve est devenu réalité. Mon livre s'intitule Le dernier pêcheur d'éponges de mer,aux éditions Naviga, disponible en turc.
Un message pour nos lecteurs?
Je crois que la mer donne tout à l'homme. Elle nous nettoie spirituellement et physiquement, par exemple les poumons, grâce au sel, à son air pur, ses minéraux, son oxygène. Je dois tout à la mer, si je suis en bonne santé à plus de 60 ans. La mer enlève les mauvaises intentions des hommes. La route vers la paix, c'est la mer.
Propos recueillis par Gaëlle Loisel (www.lepetitjournal.com/Istanbul) vendredi 18 mars 2016
Pour plus d'informations: http://www.aksona.com/











































