U?ur Güracar, propriétaire de la Librairie de Péra, a dû fermer les portes de cette institution cet été. La librairie était établie depuis presque 100 ans sur l'avenue Galip Dede, à Tünel. U?ur Güracar cherche désormais une nouvelle adresse, loin de Beyo?lu et de ses loyers hors de prix.
lepetitjournal.com d'Istanbul: Racontez-nous l'histoire de la Librairie de Péra...
U?ur Güracar (devant la librairie, avant sa fermeture, photos UG): La librairie est née à Tünel au début des années 1920, à l'initiative d'un certain Plathner, un Allemand, sous le nom de Librairie Otto-Keil. Plathner fournissait des livres au palais ottoman, signe de la qualité de cette maison. Des factures en français et en ottoman nous le prouvent. Pendant une dizaine d'années, la librairie a vendu des livres en allemand, des cartes? avant d'être reprise par un Rum (grec-orthodoxe) du nom de Patriarkias, poète de son état. Lui-même a tenu la boutique pendant une dizaine d'années avant de la revendre en 1940 à Miltiadis Nomidis, un autre Rum d'Istanbul que l'impôt sur la fortune de 1942 a pratiquement ruiné. Ce Nomidis était un grand spécialiste d'histoire et d'archéologie byzantine. A sa mort, son fils Konstantin a repris l'affaire. Il est mort à son tour, du choléra, et la librairie est revenue à sa soeur, Talya. C'est à cette époque-là que j'ai commencé à fréquenter la librairie. J'étudiais les sciences politiques à l'Université d'Istanbul mais je rêvais de tenir une librairie. Talya Nomidis, justement, cherchait un repreneur. Elle me l'a proposée et j'ai sauté sur l'occasion. C'était en 1984, j'avais 28 ans.
Absolument pas. Mais Talya tenait à ce que la librairie reste une librairie et m'a proposé un prix ridiculement bas, quatre fois moins élevé que sa valeur réelle. Il n'empêche que je n'avais pas un sou et que Talya a accepté de me faire crédit. C'était davantage un cadeau. Notre amitié a perduré jusqu'à sa mort.
Qu'avez-vous fait après avoir repris la librairie?
J'ai commencé par nettoyer et ranger! Il y avait plein de vieux livres en mauvais état, des livres de cours? J'ai redonné un coup de pinceau puis je me suis attelé à la rédaction d'un catalogue, sans doute une première en Turquie. Nous l'avons envoyé aux universités, à l'étranger notamment. Nous nous sommes spécialisés dans les livres de turcologie. En 1985, nous avons organisé la première vente aux enchères de livres de Turquie. Le marché du livre ancien était extrêmement limité à l'époque -- le livre n'était pas forcément perçu comme un objet de collection -- et je dois dire que nous avons grandement contribué à sa naissance.
Le nom ?Librairie de Péra? date de cette époque?
Oui, le nom s'est imposé. Je voulais perpétuer la tradition levantine du quartier. Toutes les librairies de Péra portaient sur leur devanture le mot ?librairie? en français, comme les ?imprimeries? ou les ?papeteries?. Bien sûr, tout cela a bien changé mais je tenais à rester fidèle à la tradition. Non que je sois particulièrement francophone?
Dans les années 1980, qui étaient vos clients?
C'étaient les clients de Talya Nomidis: beaucoup de lettrés, les derniers Levantins, souvent âgés, des Rums, des Juifs? qui avaient pris avec Talya l'habitude de louer les livres. Je n'ai pas perpétué cette tradition, je leur donnais les livres et ils me les rendaient. Avec nos enchères, nos catalogues, nous avons élargi notre clientèle, notamment étrangère. Nous avons pris place dans les guides touristiques, puisque nous vendions principalement des livres en langue étrangère, en français et en anglais pour la plupart. Beaucoup de littérature et de plus en plus d'ouvrages de turcologie.
Très bien même. Nous avions créé un marché, nous étions précurseurs?
Il n'y avait pas d'autres librairies dans le quartier?
Pas dans notre genre. Quelques années plus tard, feu Alaattin Eser a ouvert une librairie similaire près du Passage aux poissons d'Istiklal. Lui aussi a organisé des ventes aux enchères. Il faut dire qu'à l'époque, le quartier était loin d'être aussi vivant. Il n'y avait pas d'éclairage public, tous les commerces fermaient à 17h. Vous auriez dû entendre le vacarme des devantures qui fermaient toutes à la même heure dans la rue! Je n'étais pas rassuré lorsque je restais ouvert une fois la nuit tombée. Tünel n'était pas un endroit sûr. Alors qu'aujourd'hui, il y a toujours du monde dans les rues, même à 4h du matin. C'est ça qui me fait le plus mal: même dans ces conditions-là, nous avons toujours réussi à faire vivre notre librairie. Alors qu'aujourd'hui, alors que tout va beaucoup mieux, que le quartier n'a jamais été aussi vivant, nous sommes obligés de fermer boutique?
Que s'est-il passé ?
Il y a trois ans, nous avons reçu un courrier de la Direction générale des fondations disant que nous devions partir, que le bâtiment allait être restauré et qu'ils mettaient donc fin à notre contrat de location. Nous sommes allés au tribunal pour expliquer que nous avions été des locataires exemplaires et qu'ils n'avaient pas le droit de nous mettre à la rue.
A combien s'élevait votre loyer?
Le loyer était très peu cher, 700 livres turques, rien à voir avec les loyers exorbitants du quartier aujourd'hui, qui atteignent parfois 40 ou 50.000 livres. Mais nous étions prêts à payer plus, ce n'était pas ça le problème! Nous avons gagné le procès en première instance, mais la Cour de cassation a annulé cette décision en juin de cette année et la Direction des fondations nous a mis dehors en juillet.
?L'intérêt du public est une notion très malléable en Turquie." |
Vous avez fait appel, pourtant?
Bien sûr, mais la Direction des fondations n'a pas attendu la décision finale, comme cela doit normalement être le cas. Elle a lancé l'appel d'offres, qui -- pour l'anecdote -- a été remporté par le fils du député CHP (Parti républicain du peuple) Sezgin Tanr?kulu.
La Direction des fondations ne vous a proposé aucune alternative?
Nous aurions pu participer à l'appel d'offres, qui prévoyait la restauration et un contrat de location de vingt ans pour l'entreprise concernée. Mais nous n'aurions jamais eu les moyens de payer le nouveau loyer. Je leur ai proposé de m'occuper moi-même de la restauration, de continuer à le payer pendant la restauration puis de retrouver nos locaux avec un loyer plus élevé, dans la mesure de mes moyens. J'ai mis en avant le fait que cet endroit abritait une librairie depuis bientôt cent ans et qu'il fallait que cette tradition perdure, que c'était l'intérêt du public. Ils ont refusé. Mais vous savez, ?l'intérêt du public? est une notion très malléable en Turquie? En l'occurrence, ?l'intérêt du public? est associé à celui qui paye le loyer le plus élevé et donc rapporte le plus d'argent à l'Etat. Mais dans combien de pays d'Europe trouvez-vous des librairies installées au même endroit depuis un siècle?
La Librairie de Péra, c'est donc fini ?
Sûrement pas. Nous avons mis nos meubles et environ 50.000 ouvrages au dépôt et je cherche un nouvel endroit à Ni?anta?? ou à Maçka, probablement.
Ni?anta?? ou Maçka ? Pas à Beyo?lu ?
Beyo?lu est au-dessus de mes moyens... Beyo?lu appartient désormais aux hôtels et aux grandes chaines de magasins.
La Librairie de Péra, aujourd'hui disparue (photos UG):
Propos recueillis par Anne Andlauer (http://www.lepetitjournal.com/istanbul) jeudi 3 octobre 2013
La Librairie de Péra sur internet: http://www.librairiedepera.com/
