

“12 années aux côtés d’Abdullah Gül / J’ai vécu, j’ai vu, j’ai écrit” : dans ce livre paru ces jours-ci, Ahmet Sever, principal conseiller et confident de l’ancien président turc Abdullah Gül, revient sur les événements marquants de “la période Gül” et éclaire notamment les relations entre l’ancien président et le Premier ministre d’alors, Recep Tayyip Erdoğan. “Il ne s’agit pas d’un livre polémique. Il a été écrit en s’appuyant sur les vérités, l’histoire”, explique son auteur. Un livre qui fera probablement parler de lui dans les prochains jours…

Ce livre, c’est l’histoire des douze années d’Abdullah Gül au pouvoir racontées par un témoin privilégié. Fondateur puis Premier ministre issu de l’AKP (Parti de la justice et du développement) en 2002, ministre des Affaires étrangères à partir de 2003, il devient en 2007 le onzième président de la République de Turquie. Pendant toutes ces années, Ahmet Sever l’a accompagné et l’a conseillé.
On se souvient de la déception d’Abdullah Gül devant l’irrespect de certains membres de l’AKP à son égard et de ses adieux amers (définitifs ?) à la vie politique turque en août 2014. Si la parution du livre devait avoir lieu quelques semaines avant les élections, l’ancien président a prié l’auteur d’attendre, expliquant “[il] ne souhaitait pas de polémique politique avant les élections”, rapporte le journal Cumhuriyet. “Les vérités qui sont portées au grand jour sont assez percutantes pour influencer le résultat des élections”, explique Ahmet Sever dans une interview au journal Hürriyet, publiée hier.
Cette publication intervient néanmoins à un moment critique du jeu politique – perte de la majorité absolue par l’AKP aux élections législatives, coalition incertaine – et à l’heure où, justement, les regards se tournent à nouveau vers l’ancien président. Pourrait-il encore jouer un rôle dans la politique turque ? Pourrait-il servir “de catalyseur dans la constitution d’une éventuelle coalition” ? s’interroge Cumhuriyet, et beaucoup d’autres avec lui.
2010 : la rupture
D’après Ahmet Sever, Abdullah Gül et Recep Tayyip Erdoğan entretenaient de très bons rapports dans les premières années. Il qualifie même la période 2002-2009 “d’âge d’or” de leur relation. Celle-ci a commencé à se détériorer à partir de 2009-2010, où “un retour en arrière a été amorcé” après des années de réformes démocratiques.
“Sous le nom de “nouvelle Turquie”, le retour vers “ l’ancienne Turquie” a commencé”, explique Ahmet Sever au quotidien Hürriyet, qui l’interroge sur son livre. Pour lui, ce changement s’explique notamment par le départ du gouvernement d’Abdullah Gül, élu président de la République en 2007. Au sein du gouvernement, estime Ahmet Sever, ce dernier était un “frein”, “une boussole”, il assurait “un équilibre”. Gezi a fini de dégrader les relations entre le Premier ministre et le chef de l’État.
2013 : Une conception différente de Gezi
“Lorsque les premières tentes ont été brûlées (ndlr : dans le parc Gezi), (Abdullah Gül) était très inquiet”, explique l’auteur au journal Hürriyet. Si le président a vu dans ce soulèvement l’expression d’une sensibilité environnementale, Recep Tayyip Erdoğan l’a d’emblée considéré comme un mouvement cherchant à le renverser. Et lorsque la police, sur ordre du Premier ministre, a installé les premières barrières à l’entrée de la place Taksim, Abdullah Gül a contacté le préfet pour les faire enlever : “retirez-les, ce sera très mauvais autrement”, aurait-il dit. Le préfet de l’époque, Hüseyin Avni Mutlu, aurait alors répondu : “je suis d’accord avec vous mais nous ne pouvons convaincre le Premier ministre”.
Le président Gül aurait alors fait pression sur Recep Tayyip Erdoğan pour obtenir gain de cause. Il aurait également demandé le retrait de la police des rues de Cihangir (un quartier d’Istanbul situé en contrebas de la place) et contacté quelques mois plus tard le père de Berkin Elvan, l’enfant décédé des suites d’une grenade lacrymogène reçue à la tête pendant les soulèvements. Abdullah Gül avait donc une influence importante sur Recep Tayyip Erdoğan, selon Ahmet Sever, qui révèle qu’il lui arrivait même parfois de “[lui] mettre des coups de pied sous la table pour [le] mettre en garde […]. Mais les derniers temps, la séparation s’est creusée”.
Arrestations, censure et complot
Pendant l’affaire anti-corruption des 17-25 décembre 2013, qui a fragilisé le gouvernement Erdoğan en impliquant plusieurs de ses ministres, Abdullah Gül s’est montré beaucoup plus distant vis-à-vis de la thèse du complot. “Il ne s’est pas approprié cette conception”, explique Ahmet Sever. De la même façon, il a pris position contre la censure de Twitter début 2014, en publiant un tweet pour être “le premier à (enfreindre) cette mesure”, raconte son conseiller. Abdullah Gül considère que dans un monde où la technologie occupe une place si importante, il est impossible de l’interdire.
Lorsqu’une loi renforçant la censure d’internet est arrivée au Parlement, Abdullah Gül a exigé des modifications… sans pour autant utiliser son droit de veto. Il l’aurait ensuite regretté, constatant que les modifications n’avaient rien changé, assure Ahmet Sever. Le conseiller de l'ancien chef de l'Etat révèle aussi qu'Abdullah Gül était en faveur de l'envoi devant la Cour suprême des quatre ministres soupçonnés de corruption, blanchis par les députés AKP en janvier dernier.
La structure parallèle : Fethullah Gülen
Si beaucoup considèrent que l’ancien président de la République est proche du mouvement Gülen, l’imam que Recep Tayyip Erdoğan accuse d’avoir constitué une “structure parallèle”, Ahmet Sever nie cette proximité dans son livre. Il explique au contraire l’avoir entendu un certain nombre de fois critiquer les sermons de Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis: “Il ne parle pas comme un homme de religion mais comme un politicien ; si tu es si curieux, viens, fonde un parti, entre en politique !”aurait dit l’ancien président. Ou encore : “Ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas un [güleniste] mais un Grand Oriental”.
Politique étrangère
Dans un extrait du livre relayé par le journal Hürriyet, l’auteur explique qu’Abdullah Gül était en profond désaccord avec une partie de la politique étrangère menée par le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères de l’époque. Il pensait en effet que Recep Tayyip Erdoğan et Ahmet Davutoğlu s’impliquaient trop dans la question égyptienne et syrienne, allant à l’encontre des intérêts de la Turquie. “Comme s’[ils] étaient davantage le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères de la Syrie et de l’Egypte, que ceux de la Turquie”, explique Ahmet Sever.
Aujourd’hui, dans le nouveau contexte politique turc, l’ancien président envisage-t-il de revenir dans le jeu? S’il a contacté Recep Tayyip Erdoğan et Ahmet Davutoğlu après les élections et s’il encourage la création d’une coalition pour ne pas laisser la Turquie sans gouvernement, Abdullah Gül n’est pas non plus pressé de faire son grand retour, souligne Ahmet Sever. L’intéressé a d’ailleurs déclaré à la presse récemment : “si l’on a vraiment besoin de moi, alors j’y réfléchirai. Mais bien entendu, je le ferai à certaines conditions”.
L’ancien président s’est à de nombreuses reprises opposé au régime présidentiel voulu par Recep Tayyip Erdoğan. Ahmet Sever le cite en ces termes : “le pouvoir à deux têtes est impossible. Je viendrai pour accomplir mon rôle de Premier ministre. […] Tu accompliras ton rôle de président de la République de la même façon que je l’ai accompli moi-même. En restant dans le cadre de tes prérogatives… Et je serai Premier ministre de la même façon que toi tu l’as été”.
Marion Truffinet (www.lepetitjournal.com/Istanbul) lundi 15 juin 2015











































