Lors d’une conférence intitulée “La Méditerranée à travers des voix féminines francophones” à l’Université de Galatasaray d’Istanbul jeudi dernier, des écrivaines, écrivains et professeurs d’horizons divers se sont retrouvés pour débattre d’un éventail d’œuvres littéraires féminines et méditerranéennes. Entretien croisé avec quelques-uns* de ces participants sur le thème de “l’écriture de la Méditerranée” chez les écrivaines francophones.
Debout: Gisèle Durero-Köseoglu, Cécile Oumhani (6ème), Maissa Bey (8ème), Seza Yilancioǧlu (9ème), Timour Muhidine (10ème).
Assis: Alain Quella-Villeger (3ème)
Photo © Ece Isbilen
Lepetitjournal.com d’Istanbul : Comment avez-vous eu l’idée d’organiser une conférence mettant en relation la Méditerranée et la vision féminine francophone de cette région du monde?
S. Seza Yılancıoğlu: Je suis spécialiste de la littérature comparée, j’ai donc voulu faire une étude comparative entre la littérature turque et la littérature algérienne d’expression française. Ces deux pays se trouvent dans le bassin méditerranéen, l’un dans le Sud et l’autre dans l’Est. Comme je travaille dans le département de français, je m’intéresse tout particulièrement à la francophonie. La Turquie, faisant partie auparavant de l’Empire Ottoman, a été profondément influencée par la culture française, tout comme l’Algérie qui a fait partie de l’Empire colonial français durant plus d’un siècle. La francophonie est l’un des points communs entre ces deux pays. Je travaille sur des écrivains contemporains francophones. En 2007, j’ai organisé un colloque qui s’intitulé “Voix féminines” avec la collaboration de l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes (IFEA). Assia Djebar, Beida Chikhi faisaient partie des invités. Je suis restée en contact avec ces écrivaines et d’autres universitaires. Nous travaillons depuis trois ans sur la littérature francophone. C’est donc un projet commun que nous avons alimenté, nourri depuis le précédent colloque de 2007. Cette journée d'étude a été réalisée grâce au consortium d'appui de l'Université de Galatasaray et à l'aide de l'Institut français d'Alger.
Peut-on parler d’une identité littéraire homogène quand la Méditerranée rassemble tant de pays?
S. Seza Yılancıoğlu: On ne peut pas rassembler tous les écrivains dans un même groupe. Cependant, chaque écrivain reflète la culture locale dans laquelle il ou elle a été élevé ou a vécu. C’est une similarité que l’on retrouve dans les œuvres littéraires des écrivains méditerranéens.
Timour Muhidine : Je ne pense pas qu’il y ait d’unité entre ces écrivaines. En revanche, ici, il y a la langue. C’est vrai que le fait d’écrire en français crée une forme d’unité. Quand vous acceptez d’écrire en français, vous rentrez dans un idéal, une continuité. Que vous le vouliez ou non, vous allez de la chanson de Roland jusqu’à maintenant. Vous prenez tout en bloc, c’est comme une famille. Par ailleurs, les thèmes des écrivaines méditerranéennes sont en effet différents de ceux des autres écrivaines. Elles ont une histoire dramatique, violente et très caractéristique des écrivains méditerranéens.
Quels sont les thèmes de prédilection de l’écriture au féminin dans les pays de la Méditerranée ?
Cécile Oumhani : Les thèmes de prédilection, sont liés au développement social et à l’histoire de ces pays. Ce que les femmes écrivaient par exemple en Tunisie tout de suite après l’indépendance proclamée en 1956 est tout à fait différent de ce qu’elles écrivent aujourd’hui deux ans après la révolution. Pour moi, on n’écrit pas comme ça ex nihilo, c’est toujours lié à des événements importants qui nous touchent, qui nous interpellent. Pour le moment, il est trop tôt pour parler de roman de la révolution. Les éditeurs n’ont reçu aucun manuscrit de roman de la révolution car les événements sont encore en cours. Les gens écrivent à ce sujet des essais de réflexion, des reportages.
Pourquoi pensez-vous que beaucoup de ces écrivaines choisissent d’écrire en français?
Timour Muhidine : On se pose la question, en tant que Français venant d’Etat-Nation ou Turcs. A mon avis, c’est difficile de comprendre pourquoi un Arabe par exemple écrit en français. A priori, il devrait écrire en arabe. C’est particulier à l’Afrique du Nord. Ecrire en français est une stratégie littéraire. S’inscrire dans la littérature francophone est beaucoup mieux perçu au niveau international car les gens de l’édition lisent plus facilement le français que l’arabe. Les écrivains ne répondent jamais là dessus, mais je pense que c’est important. C’est une façon aussi de directement rentrer dans l’univers des lecteurs européens.
En quoi la voix féminine francophone joue-t-elle un rôle dans la modernisation du bassin méditerranéen?
Maïssa Bey : Je ne vais pas faire de catégories entre la voix francophone féminine et la voix féminine dans d’autres langues. Je dirais que les voix féminines du bassin méditerranéen sont essentielles aujourd’hui non pas seulement pour dire la condition des femmes ou le féminin. Très souvent, on constate dans les lectures que l’on fait que ce sont avant tout des voix de résistance. Ce sont des voix qui expriment la résistance contre un ordre qui a pu leur être imposé, que ce soit l’ordre patriarcal qui structure les sociétés du bassin méditerranéen et qui se retrouve, à peu de choses près, dans tous les pays de la Méditerranée. Mais elles expriment également la résistance contre le prétexte religieux qui voudrait réduire la femme à la soumission et au silence. Ces voix qui s’élèvent de part et d’autre de la Méditerranée sont des voix qui s’élèvent pour affirmer leur présence au monde, leur fonction essentielle qui est de donner la vie, mais dans toute sa splendeur.
On connaît bien les écrivains et les écrivains voyageurs de la Méditerranée. Qu’en est-il des écrivaines? Sont-elles, selon vous, reconnues au même titre que les hommes ?
Alain Quella-Villeger : Les écrivaines voyageuses ont écrit des textes au 17ème et surtout au 18ème mais celles qui sont les plus intéressantes pour nous sont celles du 19ème siècle parce qu’elles commencent à voyager seules et librement. Avant, ce sont des femmes qui accompagnaient un diplomate. Ces femmes-là décident de partir soit parce qu’elles sont journalistes, soit parce qu’elles souhaitent parcourir le monde et sont très affranchies. C’est un chantier que l’on commence à connaître. Ces textes avaient été publiés mais ils avaient été oubliés ou méprisés. Il y en a beaucoup, mais beaucoup n’ont pas donné lieu à des livres mais à des articles ou de petits reportages de voyage. Il faut souvent aller dans des journaux féminins pour retrouver ces textes auxquels on ne s’attend pas. Si on prend le cas précis des femmes qui voyagent en Turquie, elles peuvent aller dans les familles, peuvent se rendre dans un harem pour rencontrer les femmes, ce que les hommes n’ont pas le droit de faire. Elles peuvent parler d’espace auxquels les hommes traditionnellement n’ont pas accès. Elles apportent du nouveau et elles ne sont pas qu’intéressées par la vie de famille, la cuisine, mais également le féminisme et l’émancipation de la femme. A partir du moment où elles vont dans les harems elles cassent le mythe, le renversent. De ce côté-là, elles peuvent être subversives et mettre un peu de désordre dans l’Orientalisme.
Propos recueillis par Elisa Girard (http://lepetitjournal.com/istanbul.html) lundi 20 mai 2013
*Participants :
S. Seza Yilancioǧlu (Université de Galatasaray - Istanbul)
Cécile Oumhani (Écrivaine, Université de Paris-Est Créteil)
Timour Muhidine (INALCO)
Maïssa Bey (Écrivaine)
Alain Quella-Villeger (Écrivain)