Hazel Cice est arrivée à Istanbul en septembre 2013 afin de diriger la branche Achats du bureau de représentation de Bouygues Construction en Turquie. D'origine turque, cette récente expatriée s'impose dans un secteur aux connotations souvent masculines? Établie à Istanbul pour cinq ans, elle travaille avec des fournisseurs turcs sur des projets très variés, et entend notamment convaincre de la qualité de la production turque.
Interview réalisée dans le cadre d'une collaboration www.lepetitjournal.com/Istanbul - Chambre de Commerce Française en Turquie née en octobre 2009. Tous les mois, un résumé de l'actualité et un portrait d'entreprise sont publiés dans les deux supports que sont www.lepetitjournal.com et la Lettre mensuelle de la CCFT, "Les Nouvelles de la Chambre".
Pouvez-vous nous présenter votre parcours professionnel ainsi que votre rôle au sein de Bouygues Construction ?
J'ai arrêté mes études après une première année de BTS pour me lancer dans le monde du travail. J'ai d'abord travaillé en Italie dans le groupe automobile Fiat, puis je suis repartie en France. J'ai compris que malgré une expérience professionnelle importante dans le domaine des achats et la maîtrise de plusieurs langues étrangères, il n'était pas possible d'avancer en France sans l'obtention d'un diplôme. J'ai repris mes études et en parallèle j'ai pu occuper des postes intéressants. J'ai occupé au Crédit Mutuel un poste de Responsable Achats, ensuite j'ai été dans le domaine de l'industrie puis suis entrée chez Bouygues Construction en 2006. Je suis entrée en tant qu'Acheteuse et aujourd'hui je suis à un poste de Responsable et gestionnaire de la filiale en Turquie qui est la branche achats du bureau de représentation de Bouygues Construction Purchasing.
Mon quotidien c'est d'essayer de trouver les meilleurs produits aux prix les plus compétitifs et à une qualité élevée et comparable à la qualité européenne voire française en Turquie. Le bureau d'achats en Turquie existe depuis 2003. On achète de tout. Nous venons, par exemple, de passer une commande pour le siège de Bouygues Construction dans le nord de la France (Norpac) et nous avons acheté du mobilier de bureau pour la direction, les employés etc. Tout cela part de Turquie. Nous avons un investissement aujourd'hui d'environ 40 millions d'euros par an. Nous souhaitons développer et multiplier le chiffre d'affaire par deux et donc investir en Turquie. Nous ne faisons pas de vente en Turquie. Bouygues envisagerait peut-être aujourd'hui de s'installer en Turquie, notamment à Istanbul, une prospection commerciale sera lancée dans les mois à venir. Il y a, je pense, encore de la place.
Quelle est la place de Bouygues Construction au sein du grand groupe qu'est Bouygues, et comment s'est-il développé à l'international ?
On pense que le groupe Bouygues se résume à TF1 et Bouygues Telecom, mais Bouygues Construction représente 50% du chiffre d'affaire. En effet sur les environ 35 milliards, la construction fait 17 milliards. En terme d'effectif on est à 55.000 personnes au niveau monde, ce qui représente encore une fois plus de 50% de l'effectif du groupe Bouygues.
Nous sommes présent un peu partout dans le monde, de Macao jusqu'au Pérou, nous balayons toute l'Europe, et nous sommes très présent en Afrique, aux États-Unis, à Shanghai, Singapour, au Turkménistan... où nous sommes vraiment bien implantés. Quand nous regardons sur le listing des 250 grandes entreprises générales au niveau mondial, le groupe Bouygues Construction est positionné au quatrième rang mondial selon les chiffres 2013.
J'ai fait énormément de déplacements un peu partout dans le monde et je connais les bureaux cités. Sur ce poste au niveau des achats dans le bâtiment, il y a tant le côté humain puisque j'ai par exemple pu être touchée par l'Afrique et sa pauvreté, que le côté professionnel car on peut acheter des produits dix fois moins cher que ceux d'origine française ou européenne, avec un niveau de qualité quasiment identique. Les produits sont en effet normés au niveau mondial. Les fournisseurs doivent passer par un bureau indépendant et faire valider leurs produits. Grâce à cette ouverture au niveau international j'ai pu comprendre que le marché français est assez fermé et très normé, puisque nous parlons de norme française et non plus de norme de la Communauté européenne ou de norme monde. Tant que vous ne passez pas par l'AFNOR, les bureaux de contrôles indépendants français, pour obtenir une certification, le produit d'origine étrangère ne peut être utilisé en France. C'est comme ça que le marché français arrive à se protéger...
Le bureau d'Istanbul présente t-il des spécificités particulières ? Comment fonctionne t-il et quelle a été son évolution depuis sa création ?
Je suis dirige aujourd'hui la filiale achats en Turquie et il y a quatre acheteurs qui m'accompagne: un responsable logistique qui a une casquette achats hors production, c'est à dire tout ce qui ne rentre pas dans le bâtiment (outillage, pièces de rechange, machines, matériel...), une assistante achat qui gère aussi de l'approvisionnement, un acheteur dédié aux projets francophones et un acheteur dédié sur les marchés anglophones du groupe de construction. On intervient sur toutes les filiales, on achète tout type de produits. On peut parler de transformateurs de courant mais aussi de mobilier intérieur...
Avant de lancer la finalisation d'un acte d'achat avec un fournisseur, une demande d'information détaillée (accompagnée des différents certificat de qualité et tout autres documents officiels) est requise. S'il remplit cette première phase, nous lui transmettons un appel d'offre. L'organisation achats de Bouygues Construction est une éternelle mise en concurrence entre nous acheteurs membres de l'organisation achats groupe. J'ai un homologue à Shanghai, à Dubaï, en Europe et à Malte. Le même acheteur va aussi se tourner vers eux, et mettre en place un tableau comparatif de produit. Nous ne comparons pas uniquement le prix mais aussi la qualité et le délai de livraison. Par exemple Shanghai qui a des produits chinois reste très compétitif mais Istanbul peut gagner sur le délai de livraison. Ce n'est pas un tableau figé sur le prix mais un tableau qui englobe tous les critères d'achats requis.
Quels sont les produits d'origine turque les plus utilisés par Bouygues Construction ? La production turque excelle t-elle dans un domaine en particulier ?
J'ai récupéré la casquette de famille de produits leaders : la métallerie (tous les produits en acier) et l'éclairage (intérieur et extérieur). La semaine prochaine je pars à Londres pour un projet de construction d'école primaire, et toute la partie éclairage intérieur se fera avec un éclairagiste turc. Les produits turcs sont très utilisés.
On est en train de développer la menuiserie extérieure mixte, c'est-à-dire les fenêtres en bois et aluminium. On a un chiffre d'affaire de quasiment un million d'euros depuis le début de l'année pour ce produit, qui est très courant en France mais très peu utilisé en Turquie. Il a été développé dans les années 60 par une entreprise à Ankara, qui a posé sa licence mais n'a jamais réussi à convaincre le marché turc. Aujourd'hui on essaie de le développer sur le marché français. C'est le type de produit que je souhaite développer aujourd'hui en Turquie. Surtout, je veux accompagner les fabricants puisqu'ils ne peuvent pas intégrer le marché de la construction française seuls.
Dans quels types de projets les produits turcs sont-ils ensuite utilisés ?
Tout type de construction: écoles, hôpitaux, prisons, aéroports, habitations résidentielles, habitations privées, hôtellerie, construction de ponts et tunnels... Dès qu'il y a une partie construction on est dans le domaine. Cela concerne aussi l'énergie. On sort de la centrale thermique ou nucléaire et on arrive sur la partie distribution et transformation du courant. On a un courant très haute tension qui sort de façon brute de la centrale, et on arrive sur la transformation de l'énergie jusqu'à la distribution dans les villes et villages. C'est une autre casquette qui est Bouygues Énergie et Services. On vient de racheter pour deux millions et demi de dollars des pylones. La commande a été passée il y a trois semaines. Je m'occupe aussi de ça.
Comment les relations entre Bouygues Construction et ses partenaires turcs s'établissent-elles ?
Je gère cette relation. Travailler pour la France c'est très compliqué car parler en anglais ou faire confiance à une entreprise d'une autre nationalité est compliqué... Je gère cette partie là et ai une double casquette, une casquette acheteur et une casquette commerciale. Quand je rencontre un fournisseur je leur dis d'être extrêmement transparent avec moi car je suis leur représentante, leur responsable commerciale en quelque sorte. Je fais leur communication en interne Bouygues pour convaincre le client (c'est à dire tous les responsables de chantier du groupe). Je dois réussir à leur faire comprendre que la qualité est là, que le prix est plus compétitif, qu'il augmentera sa marge brute, qu'il ne sera pas déçu du produit et qu'il l'aura dans un temps beaucoup plus cohérent, plus réactif et plus flexible qu'avec leur partenaire historique.
Le travailleur turc a une façon de fonctionner proche du Moyen-Orient mais qui s'inscrit tout de même dans des cadres proches de l'Europe. Si j'étais 100% française et que je n'avais pas cette culture internationale, je pense que je n'aurais pas les prix compétitifs que j'ai aujourd'hui. Voyant que j'arrive avec ?ma carte d'identité turque? et cette connaissance technique turque, ils fléchissent un peu.
Au sujet des salariés ou professionnels au quotidien, le Turc est très flexible et motivé, ne compte pas ses heures, a envie de réussir et de se surpasser et surtout a envie d'intégrer l'Europe. Pas la Communauté européenne en tant que telle, mais prouver à l'Europe et surtout à la France que la Turquie est un partenaire de qualité. On veut s'établir dans la durée et créer une relation durable dans le temps.
Quels sont les prochains objectifs de Bouygues Construction en Turquie ?
Aujourd'hui j'ai un chiffre d'affaire France qui représente à peine 10% de notre chiffre d'affaire. Je suis à 40 millions d'euros d'achat, avec un éventail multi-clients. 10% c'est ce que j'achète pour Bouygues Bâtiment Ile de France, c'est à dire environ quatre millions d'euros. Demain il faudra essayer de doubler voire tripler ce chiffre d'affaire, et acheter vraiment pour nos projets en France. Il faut développer cette partie là, accompagner les fournisseurs, les emmener dans les bureaux de contrôle, faire valider et certifier leurs produits et vraiment établir une relation durable par le biais de contrats où l'on ne passe plus par un appel d'offre classique. Il s'agit d'établir une relation pérenne.
Propos recueillis par Meriem Draman et Amélie Boccon-Gibod (www.lepetitjournal.com/istanbul) jeudi 26 juin 2014
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