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FILMS TURCO-ARMÉNIENS - “En Anatolie, les gens parlent. Il faut juste savoir les écouter”

Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 8 avril 2014, mis à jour le 9 avril 2014

Depuis bientôt six ans, la Plateforme de cinéma Arménie-Turquie (Ermenistan Türkiye Sinema Platformu), soutenue par Anadolu Kültür et le Festival international du film Abricot d'Or, aide des cinéastes turcs et arméniens à porter à l'écran des projets communs. Lentement mais sûrement, avec d'autres, ils tissent entre les sociétés le dialogue constructif qui manque entre les deux Etats. Lepetitjournal.com d'Istanbul a rencontré Çi?dem Mater, l'une des responsables du projet.

Lepetitjournal.com d'Istanbul : Comment le projet a-t-il commencé ?

Çi?dem Mater (photo personnelle) :Le projet a commencé en 2008, à une époque où nous ne nous appelions pas encore ? plateforme?. Nous étions en contact avec des amis du Festival international Abricot d'Or, en Arménie, et nous avons invité 12 jeunes cinéastes arméniens en Turquie, à Istanbul. Nous n'avions aucun budget et nous ne pensions pas faire de films. Nous avons à notre tour été invités en Arménie. Nous commencions à nous connaître de mieux en mieux. En avril 2009, à l'occasion du Festival du film d'Istanbul, nous avons fait un appel à projets pour des courts métrages et documentaires. Nous avons reçu une quarantaine de propositions, nous étions très enthousiastes. Nous en avons choisi dix, cinq de Turquie et cinq d'Arménie. Parmi eux, trois ont été retenus et nous leur avons attribué un budget très modeste : 1.000 euros, 1.500 euros? Ce sont ces cinéastes qui ont vraiment lancé le projet, qui ont été les premiers à croire au projet. Ces trois films ont vu le jour et cela nous a confortés dans l'idée que nous étions sur la bonne voie.

Et cela continue depuis?

Depuis 2009, tous les ans, nous soutenons au moins deux films, parfois plus. Onze films ont été achevés à ce jour. Avec le temps, nous avons trouvé de nouveaux financements qui nous permettent de soutenir davantage les projets. Nous en voyons les fruits. L'an dernier, un film que nous avions soutenu en 2011 - Saroyan Ülkesi de Lusin Dink ? était en compétition nationale au Festival du film d'Istanbul. La même année, il était en compétition en Arménie. Saroyan Ülkesi était également en compétition l'an dernier au Festival du film d'Antalya, il a été montré au festival de Locarno? Cette année, le film de Devrim Akkaya, dans lequel elle raconte l'histoire de son grand-père, sera montré dans la catégorie ?documentaires? au Festival du film d'Istanbul. Un film de Derya Durmaz, que nous avions soutenu il y a deux ans, fera sa première mondiale dans un festival européen cette année. Le film de Nigol Bezjian, Kunduralar?m? ?stanbul'da B?rakt?m, a été montré en avant-première cette année au festival du film indépendant !f Istanbul et a beaucoup plu à l'étranger, en particulier au Moyen-Orient. Bref, nous sommes très heureux du travail accompli à ce jour.

Pour que vous souteniez un film, il faut obligatoirement qu'il soit turco-arménien?

C'est notre seule condition. Il faut que qu'il s'agisse d'une coproduction turco-arménienne. De toute façon, si c'est un film arménien qui doit être tourné en Turquie, la coproduction est un impératif, et vice versa. Mais si le film est un projet turc tourné en Turquie, alors le scénariste ou le directeur de la photographie, par exemple, doit être arménien. L'idée, c'est de provoquer les rencontres. Des gens des deux pays, des deux diasporas se connaissent grâce à notre projet, ils se créent un espace de cinéma commun, restent en contact, s'aident sur d'autres projets? C'est exactement ce que nous souhaitions.

Le sujet du film est-il important dans votre sélection ?

Non, la seule règle est que nous ne soutenons pas les longs métrages car cela coûterait trop cher. Nous n'imposons aucune restriction sur le choix du sujet mais notre nom est tout de même ? Plateforme de cinéma Arménie-Turquie?. Donc nous recevons très peu de projets qui ne traitent pas des relations entre les deux pays ou les deux peuples.

Vous qui participez au projet depuis le premier jour, qu'avez-vous appris?

Depuis 2005, Anadolu Kültür travaille sur des projets communs avec l'Arménie. Personnellement, j'en suis arrivée à la conclusion que tant que la Turquie n'aura pas fait face à ce qui s'est passé sur cette terre en 1915, nous ne pourrons faire face à rien d'autre. Tout a commencé là et si nous affrontons ce passé, alors toutes les pages noires de la République de Turquie pourront être affrontées. Mais la première page, c'est le génocide arménien. Par ailleurs, je réalise à quel point Hrant Dink nous a montré la voie. La première fois que nous avons commencé à parler de ce projet de cinéma, Hrant était encore en vie et il rêvait de voir ce genre de projet aboutir. Avec sa vie et sa mort, il a ouvert une porte qui ne se refermera plus. C'est notre devoir de franchir cette poste ? Turcs, Kurdes, Arméniens? nous tous, enfants de cette terre.

Comment financez-vous les projets?
Au début, nous avons bénéficié de diverses sources de financement. En 2010, USAID nous a beaucoup aidé. Mais depuis début 2014, nous recevons des fonds de l'Union européenne dans le cadre de son plan d'aide à la normalisation des relations entre Turquie et Arménie. Ce soutien doit durer jusqu'en 2015.

En 2009, au début de votre projet, les relations entre Turquie et Arménie semblaient sur la bonne voie. Les deux Etats avaient signé des protocoles pour établir leurs relations diplomatiques, rouvrir la frontière terrestre? et puis plus rien. Cela ne vous décourage pas ?

La diplomatie du football, les protocoles, tout ça? Mais pour être honnête, nous n'avons jamais eu trop d'espoirs de ce côté-là. Parce que nous sommes tout à fait conscients du rôle que l'Azerbaïdjan et son gaz jouent dans l'équation. Tant que les Arméniens et les Azéris n'auront pas affronté ces douleurs encore très récentes (conflit du Haut-Karabagh, ndlr), la normalisation entre Turquie et Arménie sera difficile. Nous sommes bien sûr conscients qu'il y a un jeu politique derrière tout ça. Ce serait naïf de croire que nous allons tout résoudre avec quelques initiatives de la société civile. Mais nous ne nous décourageons pas pour autant. Nous ne nous occupons pas ce que disent ou font les Etats, qui d'ailleurs ne nous soutiennent pas. J'avoue que nous avons entrevu une lueur d'espoir en 2009, mais quand nous avons appris que Recep Tayyip Erdo?an avait rencontré ?lham Aliyev, le président azéri, nous avons tout de suite compris que l'ouverture était terminée.

Et la frontière est toujours fermée?

La frontière s'ouvrira un jour, d'une façon ou d'une autre. Un ami arménien d'Istanbul nous a proposé en riant d'aller forcer la frontière, 3.000 personnes côté arménien, 3.000 côté turc? Cela ne se passera pas comme ça, à l'évidence. Mais c'est l'occasion de rappeler que la frontière est fermée par la Turquie et non par l'Arménie, alors que tout le monde pense le contraire. Pour résoudre ce problème, il faudra d'abord que les Azéris et les Arméniens mettent à plat leurs différends. Cela paraît difficile mais il faut toujours être optimiste. Pour la première fois, cette année, nous avons reçu un projet de film commun azéro-arménien ! Le cinéma est une chose trop sérieuse pour que les Etats s'en mêlent.

Les Etats ne vous soutiennent pas mais vous font-ils obstacle ?

Pour être précise, nous n'avons jamais demandé de soutien et j'ignore s'ils nous soutiendraient. Le ministère turc de la Culture et du Tourisme a d'ailleurs aidé les producteurs d'un film que nous avions présenté ? les cinéastes avaient demandé un soutien de leur propre initiative ? donc il serait faux de dire que l'Etat turc se refuse par principe à soutenir ce genre de projets. L'Etat ne nous a pas non plus mis de bâtons dans les roues. Je pense surtout qu'ils ne nous prennent pas très au sérieux? J'ai seulement une anecdote négative à raconter: une semaine avant le tournage du documentaire Kom?ular (photo ci-dessous), qui filme deux villages situés de part et d'autre de la frontière, nous avons appris que le village côté turc se trouvait en zone militaire. Le réalisateur, Gor Baghdasaryan, n'a pas pu filmer côté turc. Donc le film a été quasi entièrement tourné côté arménien?

Et comment a-t-il été reçu ?

La première a eu lieu au Festival du film d'Istanbul en 2011. L'un des personnages principaux du film est un petit garçon du village arménien dont le père possède un mouton. Mais le mouton finit par être vendu. Le garçon se met en quête de tous les moutons du village et les emmène dans l'étable de sa famille, ce qui bien sûr énerve tout le monde. Et l'enfant n'arrête pas de réclamer un mouton à son père. A la fin du film, beaucoup de spectateurs sont allés voir le réalisateur pour lui dire qu'ils voulaient acheter un mouton au petit garçon arménien ! (rires)

En général, comment se passent les projections en Turquie et en Arménie?

Les publics sont très différents. En Arménie, ce que les spectateurs viennent voir dans ces films, c'est leur patrie, la terre de leurs ancêtres. Les projections sont donc toujours plus chargées d'émotion, plus tendues, plus difficiles, et ce quel que soit le sujet du film. Il suffit qu'il y ait des images d'Istanbul, de Kayseri, de Van? pour qu'ils s'y intéressent. Ils se mettent en colère, parfois, demandent au réalisateur pourquoi il n'a pas montré tel ou tel bel endroit? Les spectateurs d'Istanbul ont un regard plus politique. Ils essayent de comprendre, d'utiliser les films comme prétexte au débat. En Anatolie, les projections sont merveilleuses car après le film, les gens se mettent toujours à parler, à raconter des anecdotes de leurs grands-parents? L'Anatolie vibre de cette histoire orale. Raison pour laquelle j'ai commencé à filmer tous les débats à la fin des projections.

Quelles anecdotes avez-vous entendues?

Par exemple, après une projection à Eski?ehir, un jeune s'est proposé de nous raconter ?la vraie raison? du massacre du village de Bilge (Mardin), où 44 personnes dont six enfants avaient été tués en 2009. Il se trouve que ce jeune venait d'un village voisin et que ce massacre, qui avait d'abord été assimilé à un crime d'honneur, avait en réalité un lien avec le fait que Bilge était autrefois un village arménien. C'est ce qu'il a expliqué? Quand le village a été vidé, les nouveaux occupants n'ont pas reçu de titres de propriété. Ils ne sont pas donc pas les propriétaires des terres sur lesquelles ils vivent et travaillent, ni de leurs maisons. Donc quand il y a litige, en l'absence de documents, ils se battent entre eux. D'une manière générale, je pense qu'il est faux de dire que 1915 est un secret caché sous le tapis. En Anatolie, les gens parlent. Il faut juste savoir les écouter.

C'est ce que vous espériez provoquer avec ces films ?

Nous l'espérions sans savoir si nous y parviendrions. Mais comme on dit, la rivière a fait son lit? Nous recevons souvent des emails d'ONG, d'institutions qui veulent présenter les films. La qualité des projets augmente chaque année. Les sujets se diversifient, les films d'Arménie ne parlent plus seulement du génocide mais de musique ou d'autres choses. Nous apprenons tous ensemble. Et nous tissons des amitiés avec des gens que nous n'aurions jamais eu l'occasion de connaître autrement.

Prévoyez-vous quelque chose pour les commémorations du 24 avril ?

Non, mais certains films devraient être montrés dans le cadre des commémorations.

Propos recueillis par Anne Andlauer (http://www.lepetitjournal.com/istanbul) mercredi 9 avril 2014

Pour en savoir plus : http://www.cinemaplatform.org/

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Publié le 8 avril 2014, mis à jour le 9 avril 2014

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