

Professeur de théologie à l’Université Hitit de Çorum, Hilmi Demir mène notamment des recherches sur les thèmes du terrorisme, des mouvements islamiques et du salafisme en particulier. A l’heure où le groupe État islamique s’étend aux portes de la Turquie, en Irak et en Syrie, il partage avec lepetitjournal.com son point de vue sur cette organisation et son influence en Turquie.
Lepetitjournal.com d’Istanbul : Commençons par s’entendre sur les mots. Depuis que le groupe État islamique en Irak et au Levant (EIIL), devenu “État islamique” (Daesh en arabe), attire l’attention du monde entier, l’expression “salafisme djihadiste” revient régulièrement. EIIL/EI/Daesh est-il selon vous un groupe “salafiste” ? Ou plutôt, comment le définissez-vous précisément?
Hilmi Demir : Oui, je qualifie l’EIIL d’organisation liée au réseau salafiste car cette structure se décrit elle-même ainsi. Si vous lisez leur revue Dabiq, cela apparaît très clairement. Toutefois, il ne faut pas confondre le salafisme auquel les organisations comme l’EIIL se rattachent avec le comportement et la méthode du salafisme historique (salaf signifiant “prédécesseur” ou “ancêtre” en arabe, ndlr), né au deuxième siècle de l’Hégire et dit “Selef-i Sâlihin”, “Ehl-i Hadis” ou encore “Ehl-i Sünne”. Le salafisme est aujourd’hui présenté de manière erronée et éloignée de la pensée religieuse qu’il est à l’origine. Il est représenté, désormais, par un mouvement islamique doté d’un réseau très large, allant des mouvements de réforme religieuse apparus au début du 20ème siècle et s’éloignant du sunnisme traditionnel, aux mouvements révolutionnaires-djihadistes que nous connaissons aujourd’hui.
Si, par “salafisme”, on entend le mouvement islamique, voici comment je le définis : un mouvement politico-religieux fondé sur le hanbalisme ou le wahhabisme, qui refuse toutes les autres écoles du sunnisme ou bien les juge non valides, qui se prétend le seul représentant fidèle et indiscutable de l’Islam, et qui impose à la société et à l’ordre public les règles de la Charia qu’il a lui-même assimilées. De fait, l’EIIL est une organisation liée à cette définition du salafisme. Les “révolutionnaires globaux” (ceux que l’Occident appelle “les djihadistes”) se nourrissent de combattants salafistes. Ceci dit, en tant que structure, l’EIIL ressemble moins à Al-Qaïda qu’aux Talibans, en ce sens qu’il ambitionne de fonder un État fidèle à ses idéologies sur un territoire donné.

Image de propagande diffusée par l'EIIL
Un sondage récent établit autour de 1,3% la proportion de Turcs qui déclarent avoir de la “sympathie” pour l’EIIL (Metropoll, septembre 2014). Or 1,3% de la population turque, cela représente environ un million de personnes. Est-ce beaucoup ? Peu ? Ce chiffre est-il fiable selon vous ?
Si ce chiffre est fiable, je ne le trouve pas très important. Cependant, je pense que ce genre de sondage est insuffisant pour mesurer des tendances religieuses. Car pour mesurer des tendances religieuses générales en Turquie (et mesurer l’emprise du salafisme en Turquie, ndlr), il faudrait poser des questions sur ce qu’on appelle l’Akaid (terme qui décrit les fondements de la croyance religieuse dans l'Islam. Il englobe tout ce à quoi le musulman doit croire selon le Coran et la Sunna, ndlr). Car le fait fondamental qui nourrit le salafisme, c’est que ces groupes refusent la croyance sunnite générale (…) Y a-t-il une tendance en ce sens en Turquie ou pas ? C’est difficile à mesurer au travers de sondages.
Dans vos écrits, vous parlez tout de même d’une “salafisation de la pensée islamique” en Turquie depuis le début du 20ème siècle. Qu’entendez-vous par là ?
Je ne parle pas seulement de la Turquie mais d’une salafisation générale de la pensée islamique dans le monde entier, qui représente une grande menace pour l’Europe en particulier. Le monde occidental a tendance à considérer tous les musulmans non chiites comme sunnites. Au contraire, j’avance que le sunnisme s’est “dissous” en subissant une rupture à partir du début du 20ème siècle, et que le salafisme a pris sa place avec le soutien des pays du Golfe. Le sunnisme traditionnel tel que nous le connaissons – hanéfisme, maturidisme, acharisme (autant d’écoles qui disent ce que et comment les musulmans doivent croire) – se perd au profit d’une compréhension de l’Islam que nous appelons “salafisme” et au profit des groupes qui lui sont liés. La raison de la sympathie pour l’EIIL et les organisations similaires, c’est la propagation du salafisme dans la société et le fait que les groupes qui lui sont liés soient très actifs. Plus le salafisme se propage, plus la sympathie pour ces organisations augmente. Si l’Occident ne parvient pas à faire face aux djihadistes qui grandissent “dans sa maison”, la propagation du salafisme en est bien la principale raison.
On entend souvent dire – y compris par des musulmans conservateurs – que le salafisme ne peut pas prendre racine dans la société turque, qu’il ne s’y implantera jamais largement et durablement. Qu’en pensez-vous ?
Les structures qui peuvent aujourd’hui présenter une vision alternative de la religion, en opposition au salafisme, sont historiquement nées chez les Turcs, sur les terres d’Anatolie. L’école juridique qu’on appelle “hanéfisme” et le courant théologique du maturidisme en sont des exemples. Il est juste de dire que le salafisme ne trouvera pas un terrain fertile en Turquie tant que la majorité des musulmans de Turquie resteront liés à ces courants. (…) Toutefois, je constate que l’enseignement religieux en Turquie et en Occident a commencé à perdre ses particularités hanéfi et maturidi. Les institutions officielles qui veulent dispenser un enseignement religieux au-dessus des courants affaiblissent la résistance au salafisme. Ce que doit comprendre l’Occident, c’est que la Turquie n’est pas à l’abri de ces tendances radicales par le simple fait qu’il s’agit d’un État laïque. En réalité, la Turquie est plus résistante au radicalisme du fait de sa croyance sunnite traditionnelle et de sa tolérance aux différences. Le danger augmentera à mesure que ce sunnisme traditionnel perdra en force. Je suis donc très inquiet pour l’avenir.
Pensez-vous que le salafisme ait atteint un certain niveau “d’organisation” en Turquie, et que cela représente une menace pour la sécurité ?
Le fait que les courants hanbalisme-wahhabisme se propagent dans le monde, qu’ils soient ou non “révolutionnaires”, apporte une légitimité idéologique au salafisme radical et aux organisations djihadistes. On ne peut pas parler d’une “organisation” sérieuse en Turquie à ce stade. Cependant, il est clair que les sympathisants venus d’Occident et les conflits qui se propagent au Moyen-Orient représentent pour la Turquie un réel danger. En ce sens, le salafisme pose une grande menace sécuritaire pour la Turquie et l’Europe. Le plus grand danger pour l’avenir est que ce salafisme qui prospère dans les pays du Golfe – et sur lequel l’Occident a fermé les yeux au profit de ses relations commerciales – ne se contente pas de déstabiliser le Moyen-Orient : il risque aussi de ne pas laisser les Européens tranquilles chez eux. La Turquie, depuis de longues années, joue un grand rôle entre Occident et Orient pour limiter le nombre de sympathisants de ce salafisme extrémiste. Je pense que les Turcs installés en Europe, avec leur sunnisme traditionnel, ont empêché en quelque sorte sa propagation. J’espère que ce sera toujours le cas à l’avenir.
Propos recueillis par Anne Andlauer (www.lepetitjournal.com/istanbul) vendredi 14 novembre 2014











































