Moins d’un tiers des femmes turques travaillent. Culture ? Traditions patriarcales ? Sans doute, mais les insuffisances de la politique familiale restent surtout un frein majeur à l'emploi de centaines de milliers de Turques. Le manque de crèches est criant, et les premières à en souffrir sont les femmes de milieux défavorisés, qui n’ont pas les moyens de payer des structures privées.
Autour d’une grande table orange, une quinzaine d’enfants s’appliquent à colorier des fleurs. Ils ont trois ou quatre ans et sont aidés par leur "maîtresse", Pınar, elle-même maman d’un petit garçon. Jusqu’à l’entrée de son fils à l’école primaire, Pınar n’a pas travaillé. Bénévole dans cette crèche coopérative du quartier de Nurtepe (İlkadım Kooperatifi, photo de gauche), la jeune femme est heureuse d’aider les mères de ses élèves à suivre un autre chemin. “Nurtepe est un quartier pauvre. Les mères n’ont souvent aucune solution pour faire garder leurs enfants, explique-t-elle. Nous sommes là pour les sortir d’une situation difficile. Je connais plusieurs femmes qui ont commencé à travailler après avoir appris notre existence.”Officiellement, 30% des femmes turques travaillent. Mais dans le quartier de Nurtepe, le pourcentage est encore plus faible. Cette crèche fondée en 2004 est longtemps restée la seule du quartier. Gülten Bingöl, l’une de ses responsables, en est convaincue : si les Turques sont si peu nombreuses à travailler, c’est d’abord parce qu’elles manquent d’endroits où confier leurs enfants jusqu’à cinq ans et demi, l’âge d’entrée en primaire.
“Nos enfants sont ce que nous avons de plus précieux. Si une femme ne trouve pas de lieu où faire garder son enfant en toute confiance, elle n’ira pas travailler, observe Gülten Bingöl. Bien sûr, si elle a les moyens, elle paiera une crèche privée.” Une solution souvent très chère – plusieurs centaines de livres turques (TL) chaque mois, quand le salaire minimum net dépasse à peine 1.000 TL. “Pourquoi une femme irait-elle travailler si la crèche lui coûte plus de la moitié de son salaire ? argumente Gülten. D’autant que la plupart des femmes actives de ce pays ne touchent même pas le salaire minimum.”
Résultat : les divers systèmes de garde ne concernent qu’un tiers des quatre millions d’enfants de trois à six ans en Turquie. Très loin de la moyenne de l’OCDE (80%) ou du “modèle français“ (quasiment 100%).
La garde des enfants: "la clé de l’égalité”
“Le modèle français, c’est la conjonction d’un indice de fécondité élevé – deux enfants par femme en moyenne – et d’un taux d’emploi des femmes élevé – 80%”, explique Muriel Domenach, consule générale de France à Istanbul, très engagée sur ces questions. “En Turquie, quand je dis que j’ai trois jeunes enfants et que j’ai toujours travaillé, je vois bien que cela surprend”, raconte-t-elle. Et d’insister : “La garde des enfants, c’est la clé de l’égalité.”
Avec l’appui du consulat mais aussi d’acteurs privés, publics et associatifs, l’Agence française de développement (AFD) publie ces jours-ci un rapport* sur les dispositifs d’accueil des jeunes enfants en Turquie. “Si 80% des femmes turques travaillaient, cela offrirait au pays quatre ou cinq points de PIB (produit intérieur brut) supplémentaires. C’est donc une richesse dont se prive la Turquie, au-delà des considérations sociales ou éthiques” a souligné Bertrand Willocquet, directeur de l’AFD Turquie, à l’occasion de la présentation du rapport hier au Palais de France.
“Chaque pays à sa culture, ses objectifs et ses ambitions”, constate Muriel Domenach, qui rappelle que la Turquie brigue une place parmi les dix plus grandes économies mondiales d’ici 2023. “Or une grande puissance ne peut pas se priver de ses femmes (…) Ce n’est pas une question d’idéologie ou de polarisation, mais d’intérêt”, assure la consule, qui a assisté la semaine dernière au premier sommet du G20 sur l'égalité des sexes et l'émancipation des femmes dans l'économie (W20 ou Women 20) à Istanbul. “J’étais assise entre la présidente de Kagider (Association des femmes chefs d'entreprise de Turquie), Sanem Oktar, et la présidente de Kadem (Association femme et démocratie), Sümeyye Erdoğan”, fille du président Recep Tayyip Erdoğan. “Nous avons eu une discussion extrêmement libre, avec cet avis partagé : la Turquie a tout intérêt à permettre aux femmes qui le souhaitent de travailler.” Et donc, avant toutes choses, de faire garder leurs enfants.
En quête d’une politique publique de la petite enfance
Les mères aussi le disent. D’après une enquête de la Fondation pour l’éducation mère-enfant (Açev, 2010), 44% des femmes turques qui ont quitté leur emploi à la naissance d’un enfant mettent d’abord en avant les problèmes de crèche. Encore plus édifiant : 85% d’entre elles assurent qu’elles reprendraient le travail si le gouvernement les aidait à faire garder leur enfant.
Commandé au cabinet Development Analytics, le rapport de l’AFD va dans ce sens, de même qu’une étude récente de la Banque mondiale. “Notre rapport vise à faire un état des lieux de l’offre et de la demande pour les dispositifs d’accueil des jeunes enfants”, explique Bertrand Willocquet, directeur de l’AFD Turquie. “Il est axé sur l’offre privée et municipale, tandis que l’étude de la Banque mondiale se penche davantage sur l’offre publique. Avec une conclusion commune : l’écart est énorme entre l’offre – très limitée ou trop chère – et la demande des familles. La réponse passera par des politiques publiques volontaristes, comme la France a pu le faire”, souligne-t-il.Bertrand Willocquet, Muriel Domenach, Laetitia Dufay (photo consulat)
“Le gouvernement turc compte beaucoup sur le secteur privé”, commente Laetitia Dufay, directrice adjointe de l’AFD Turquie, qui précise que ce rapport n’a pas vocation à imposer un modèle ou à “révolutionner les mentalités”, mais à “préparer le terrain et à comprendre la position du gouvernement”. La Turquie dispose d’un cadre réglementaire, mais manque d’une politique publique de la petite enfance. Exemple : les municipalités ne sont pas autorisées à ouvrir des crèches. En revanche, les entreprises qui emploient plus de 150 femmes sont en théorie obligées de prévoir des salles d’allaitement et des espaces de garde. “Cela concerne entre 4.000 et 5.000 entreprises dans le pays. Mais sur 150 qui ont été contrôlées, une trentaine seulement respectaient la réglementation” rapporte Laetitia Dufay. Les sanctions sont minimes, les incitations inexistantes, et les besoins immenses.
Encourager le travail et la fécondité des femmes
Pour atteindre la moyenne de l’OCDE – 80% des enfants de moins de six ans en crèche ou préscolarisés – plus de deux millions d’enfants supplémentaires devraient être gardés en Turquie, dans 42.000 établissements créés pour l’occasion. “Ces chiffres ne préjugent pas des réticences des familles, qui ne veulent pas nécessairement faire garder leurs enfants”, précise Laetitia Dufay. Ainsi, alors qu’un petit Français pourra rejoindre la crèche dès l’âge de quatre mois si ses parents le souhaitent, “faire garder ses enfants, surtout avant trois ans, peut être vu ici comme un abandon”, observe Bertrand Willocquet. “En tant que père, ajoute-t-il, je pense qu’il faut dire que mettre ses enfants dans un système de garde, c’est aussi les aider à se développer, à s’épanouir, à s’intégrer à la société.”
La Turquie fait des efforts. Une loi déposée au Parlement permettra, si elle est votée, d’ouvrir des crèches municipales. Des associations et des entreprises, à l’instar de Borusan, envisagent de développer des systèmes de garde dans les bassins d’emploi que sont les zones industrielles. Ce genre de mesures – à condition d’être soutenues par de solides financements publics – encourageraient doublement l’activité des femmes, en aidant les mères à travailler et en créant des emplois dans le secteur de la petite enfance, très féminisé.
“En France, tout a commencé avec des associations il y a une soixantaine d’années. C’est seulement par la suite, au fur et à mesure, que l’État a construit un système de la petite enfance”, rappelle Laetitia Dufay. Les politiques françaises étaient natalistes : pensées pour que les mères travaillent, mais aussi pour que les employées fassent des enfants. Selon Laetitia Dufay, “la France a prouvé qu’on pouvait conserver un taux de natalité élevé tout en ayant un taux élevé de travail des femmes”. Un argument qui devrait plaire aux dirigeants turcs actuels et notamment au président, Recep Tayyip Erdoğan, qui appelle ses compatriotes à mettre au monde “au moins” trois enfants.
Anne Andlauer (www.lepetitjournal.com/istanbul) mercredi 21 octobre 2015
* Supporting access and continued employment of women by enhancing child care services in Turkey, 2015