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BONZAI – Qu’est-ce que cette drogue dont toute la Turquie parle ?

Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 1 septembre 2014, mis à jour le 26 février 2024

?Bonzai? : en Turquie, depuis quelque temps, ce mot n'évoque pas un joli arbuste en pot mais une redoutable drogue de synthèse, particulièrement répandue chez les jeunes. Les autorités s'inquiètent de la propagation de cette substance connue pour provoquer, entre autres maux, de fortes dépendances et des attaques cardiaques chez certains consommateurs. Toutes les semaines, les médias turcs rapportent la mort d'une victime, tandis que la police multiplie les ?opérations Bonzai?. Pour mieux comprendre ce problème et son ampleur, lepetitjournal.com d'Istanbul a interrogé Ismail Karaka?, directeur d'UBAM (Fédération de lutte contre l'alcoolisme et la dépendance aux drogues).

lepetitjournal.com d'Istanbul : Ces derniers mois, les autorités turques s'inquiètent de la propagation d'une drogue surnommée ?bonzai?. Vous qui luttez contre les dépendances depuis de longues années, quand avez-vous pour la première fois entendu parler de ce produit ?

Ismail Karaka? (photo personnelle): C'est un problème sur lequel nous avons commencé à alerter en 2010-2011. Depuis plus d'un an et demi, toutes les semaines, nous essayons de sensibiliser les médias, les autorités, l'opinion publique contre le danger que le bonzai représente. Nous n'avons pas été écoutés, et ce jusqu'à récemment. Et pendant ce temps, le bonzai s'est propagé, propagé, à tel point que presque tous les toxicomanes du pays se sont mis à l'utiliser. L'ampleur du problème dépasse tout ce qu'on craignait. La police, l'an dernier, a mené des opérations de grande ampleur contre la production de cannabis, de marijuana. Le cannabis est devenu de plus en plus difficile à trouver. Les barons de la drogue et les vendeurs se sont alors tournés vers cette drogue ?nouvelle? très facile à produire. Certains proposaient déjà une substance surnommée ?Jamaïca? importée de Chine, de Belgique, d'Autriche et d'autres pays, existant sous de nombreuses formes (Jamaïcan Supreme, Jamaïcan Gold?). Les trafiquants turcs ont fini par comprendre ses procédés de fabrication et à se mettre à la production.

Comment fabriquent-ils le bonzai?

Le principe est ?simple? : ils utilisent des herbes qui se vendent chez n'importe quel herboriste ? notamment celle qu'on appelle la ? Yav?an otu? (genre Veronica), qui absorbe très bien les liquides ? et y ajoutent de nouveaux produits de synthèse, des pesticides, des insecticides, des solvants tel l'acétone? Ils pulvérisent ces produits chimiques sur l'herbe, qui commence à gonfler. Bien sûr, il existe différentes variantes, qui portent différents noms. Certains vont jusqu'à y ajouter de la cocaïne, de l'héroïne? En résumé, c'est ce qu'on appelle un cannabinoïde de synthèse.

C'est ce genre de mélange qu'on trouve désormais sur le marché. Il suffit aux consommateurs d'une très petite quantité ? de la taille d'un ongle ? qu'ils roulent dans du papier à cigarette, ou mettent dans des genres de seaux qu'ils font tourner en groupe? C'est une drogue très peu chère. Cette petite quantité de la taille d'un ongle, ils l'achètent pour 3 ou 5 TL?

Photo publiée sur le site du bureau anti-narcotiques de la police d'Istanbul. Après une saisie de 13 kilos de bonzai en juin.

Peu cher pour une cigarette, beaucoup plus quand on multiplie les doses?

En effet. Faites le calcul : 3 ou 5 TL pour l'équivalent d'une cigarette de produit, pour une ?dose?, c'est beaucoup quand on réfléchit à ce que coûte une consommation régulière. Mais comme n'importe qui peut trouver des doses à 3 ou 5 TL, le premier accès au produit est extrêmement simple. Et c'est comme ça que des enfants en arrivent à acheter du bonzai comme ils achètent des bonbons.

Quels effets provoque le bonzai ?

L'effet est immédiat. Dans le cerveau, la substance se fixe très rapidement sur les récepteurs de sérotonine. Partiellement lors de la première utilisation, complètement dès la deuxième, le consommateur fait l'expérience d'un ?trip de mort?. Le c?ur bat très vite. Beaucoup se promettent de ne plus vivre ça mais dès la deuxième utilisation, ils sont tombés dans le piège. Ils ne peuvent plus s'en passer. Leur organisme réclame la même substance pour être ?heureux?. Et le consommateur ne pense plus à rien d'autre : il oublie ses soucis, son travail, ses cours s'il va à l'école, ses parents, sa famille? Son corps demande sans cesse à retrouver l'état de ?bonheur? dans lequel l'a mis le bonzai. C'est la spirale de la dépendance, où la consommation entraîne une consommation de plus en plus régulière. Et à force de consommer, à quantité égale, l'effet provoqué par la drogue diminue en intensité. Alors il consomme de plus en plus ou, s'il n'a pas sa dose de ?bonheur?, entre en crise. Une crise qui peut conduire jusqu'au suicide. Et à la mort, comme on le constate de plus en plus ces derniers mois.

Cinq ministères ont commencé à travailler ensemble cet été pour élaborer un plan de lutte contre le bonzai. Vous qui critiquiez la lenteur des pouvoirs publics à réagir, c'est une bonne nouvelle, non ?

Oui mais j'ai peur que cela ne change rien. Il y a déjà eu des consultations, des réunions, la mise en place d'un Centre d'observation des drogues et de la dépendance aux drogues (Tubim)? sans pour autant que cela n'empêche la propagation du bonzai. Ces derniers mois, l'attention des médias sur ce produit a de nouveau poussé les autorités à ?faire quelque chose?, mais j'ai peur que tout cela reste assez médiatique, et insuffisant face à l'ampleur du problème. De plus en plus, on voit des familles se ?faire justice? contre les dealers, des riverains s'en prendre aux trafiquants dans leur quartier? là où il faudrait du sang froid et des actions efficaces.

La Turquie est pourtant un pays dont l'Union européenne et les Nations Unies saluent l'efficacité de la lutte anti-stupéfiants. Qu'est-ce qui manque à cette lutte, selon vous ?

Chaque année, la Turquie dépense environ 150 à 200 millions d'euros pour sa lutte contre les stupéfiants. Mais selon moi, 97% de cet argent est dépensé en vain. C'est vrai, la police turque est l'une des plus efficaces du monde en termes d'arrestations et de saisies de stupéfiants. Mais il faut relativiser, et se rappeler que les quantités sont énormes. Si le marché mondial de la drogue représente 500 milliards de dollars, 25 milliards passent par la Turquie !

Surtout, la dépendance étant considérée comme une maladie, elle est traitée dans ce qu'on appelle des AMATEM, des centres psychiatriques où les gens sont ?soignés? avec des médicaments et renvoyés chez eux. C'est comme nettoyer du détergent avec du détergent, de l'huile avec de l'huile, c'est très souvent inefficace et cela provoque des rechutes. Nous, nous disons que la dépendance ne peut pas se soigner avec de simples médicaments.

Dans ce contexte, qu'en est-il des politiques de prévention ?

La Turquie n'a aucune politique de prévention. On ne fait que cacher les problèmes sous le tapis. On a un proverbe en turc qui dit qu'il ne faut pas faire penser à son âne à une pastèque? parce qu'il pourrait en avoir envie ! (E?e?in akl?na karpuz kabu?u sokmak, ndlr) C'est pareil avec les drogues : il ne faut pas en parler, et surtout pas aux plus jeunes, parce qu'ils pourraient vouloir essayer? Ce n'est pas avec cette logique absurde qu'on empêchera les dépendances. Nous, nous voudrions voir des spots à la télévision, des programmes de prévention de l'école primaire à l'université? La clé, c'est l'éducation. C'est le seul moyen de se libérer de ce fléau.

Propos recueillis par Anne Andlauer (www.lepetitjournal.com/istanbul) mardi 2 septembre 2014

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Publié le 1 septembre 2014, mis à jour le 26 février 2024

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