En mai dernier, deux bandes-dessinées francophones hors du commun ont été publiées : leur action se déroule en Turquie. Manolis raconte l'histoire vraie du personnage éponyme. Grec de la région d'Izmir, Manolis Glykos est âgé de sept ans en 1922, quand l'arrivée des troupes turques le lance sur le chemin de l'exode. Dérive orientale est un récit fantastique qui se déroule à Istanbul en 1937 : deux journalistes européens venus enquêter sur la modernité occidentale qu'incarne à leurs yeux le kémalisme sont confrontés à une réalité bien plus contrastée.
Manolis, c'est le récit d'un voyage. Celui d'un petit garçon grec que l'on voit tout d'abord vivre heureux avec les différentes communautés de son village de Vourla (aujourd'hui Urla, près d'Izmir). Tout s'effondre à l'automne 1922 : avec la fin de la guerre gréco-turque, l'ouest anatolien passe sous le contrôle des troupes de Mustafa Kemal. La communauté grecque d'Asie Mineure, un million et demi de personnes, est chassée des terres où elle vit depuis des siècles. Au milieu de ces bouleversements humains, le petit Manolis, admirateur d'Ulysse, va connaître sa propre Odyssée, entre la Turquie, la Grèce et la France. La BD raconte ses voyages, qu'il effectue parfois seul pour retrouver sa famille, et décrit cette époque complexe à travers les yeux d'un enfant.
Deux auteurs, deux générations
A l'origine de cette BD, une rencontre générationnelle : celle d'Allain Glykos et d'Antonin Dubuisson. Allain Glykos est le fils de Manolis. Né en 1948, il est enseignant-chercheur à l'université Bordeaux 1 et écrivain. Ses ouvrages traitent de la mémoire, de l'écrit et de la parole. Son roman Manolis de Vourla (éditions Quiquandquoi Genève, 2005) relate l'histoire de son père. Antonin Dubuisson, né en 1986, est dessinateur. Il s'intéresse à cette période en lisant le carnet de son arrière grand-père, qui faisait partie en 1920 du corps expéditionnaire français à Adana.
L'exode des Grecs de Turquie.
Après avoir lu Manolis de Vourla, il propose à Allain Glykos une adaptation graphique. Celui-ci accepte : "En écrivant le roman, chaque page était pour moi comme une séquence cinématographique. Je voyais des images sur les mots, des visages sur les phrases. (...) Et je voyais dans cette aventure graphique la possibilité de toucher davantage de gens, de sensibiliser les jeunes à l'histoire des Grecs de Turquie si mal connue des Européens en général, et des Français en particulier."
Manolis est à la fois une aventure et le portrait d'un passé pas si lointain. Les deux dimensions, humaine et historique, sont importantes aux yeux des auteurs : "Le message est que malgré des différences de langue, de culture, de religion, des peuples peuvent vivre ensemble. Mais souvent la politique des puissants, de ceux qui gouvernent en décide autrement. Il y a dans l'histoire de nombreux destins comparables à celui de Manolis", explique Antonin Dubuisson.
"Le parcours de mon père montre que derrière la naïveté de l'enfance peut se cacher une force incroyable, une lucidité redoutable, complète Allain Glykos. Je voulais dire cela aux jeunes lecteurs. Ne jamais se décourager. (...) Ce livre n'est pas qu'un livre d'Histoire, il est aussi un témoignage sur l'universelle humaine condition." Soixante-dix ans après que Manolis a quitté son village, son fils y est allé avec lui. Ironie ou clin d'oeil de l'Histoire, le guide qui les a aidés à retrouver sa maison était un Turc originaire de Crète, obligé lui aussi de quitter sa terre natale après 1923.
Istanbul, ville de magie
Dérive Orientale suit deux personnages diamétralement opposés dans l'Istanbul de 1937 : deux journalistes anglais chargés d'un reportage qui doit montrer que la Turquie est un pays moderne et occidentalisé. Rapidement, ils découvrent que la réalité ne correspond en rien à ce schéma. Ils y réagissent différemment : l'un s'enferme dans le refus méprisant de l'altérité culturelle, l'autre plonge sans retenue dans un monde de magie et d'exotisme. Un troisième personnage est celui d'un mystérieux prince turc, qui a aménagé la Citerne Basilique en lieu de perdition et n'en fréquente pas moins les élites de la République. Il brouille un peu plus les cartes entre rationalité et mysticisme.
L'auteur, Younn Locard, est né en 1984 et est diplômé de l'École Saint-Luc de Bruxelles. Ses travaux sont publiés sur le portail GRANDPAPIER. En 2009 il entreprend un tour du monde qui le conduit entre autres... à Istanbul : "En visitant la Citerne Basilique, j'ai eu l'impression d'être dans un endroit magique, je me suis senti comme pétrifié moi-même par la tête de Méduse. C'est de là qu'est venue Dérive Orientale. C'est une histoire de magie, on peut en rencontrer n'importe où, à condition d'être réceptif. Et Istanbul s'y prête particulièrement." Younn Locard écrit selon les codes de la littérature fantastique, dont Le Horla de Maupassant est un exemple.
"L'Europe n'est rien"
Son choix de décor s'est porté sur la Turquie d'Atatürk pour décrire une dualité, exprimée dans le choix du dessin en noir et blanc : "Cette dualité est celle qui existe entre les Lumières d'un côté et le mystère de l'autre. La Turquie kémaliste est le théâtre rêvé pour raconter ça, puisque qu'il s'agit d'un pays modernisé au bulldozer. Je n'avais pas envie de tourner en dérision l'une ou l'autre manière de voir les choses, moderne ou mystique. En revanche, je porte un jugement sur ceux qui ne voient qu'une partie, comme mes deux personnages principaux, chacun à sa façon."
Sur la quatrième de couverture de Dérive Orientale se trouve une citation de la voyageuse Ella Maillart, dont la version complète est : "Paris n'est rien, ni la France, ni l'Europe... Une seule chose compte, envers et contre tous les particularismes, c'est l'engrenage magnifique qui s'appelle le monde." Pour Younn Locard, l'important sont les interactions entre des mondes interconnectés depuis toujours, et qui ne sauraient être compris isolément. "Cela est surtout le cas dans des villes Monde comme Istanbul, note-t-il, là où il y a le plus de diversité et d'abâtardissement, là où se concentre une civilisation multiple et universelle. Une civilisation qui s'incarne dans une pluralité de cultures, lesquelles n'ont jamais été coupées les unes des autres."
Les deux dessinateurs s'accordent sur le fait que la Turquie occupe une petite place dans le monde de la BD francophone, et qu'elle mériterait d'être davantage connue. Pour ce qui est de leurs projets futurs : Younn Locard pense à dessiner un voyage le long de la Route de la soie, qu'il a suivie lors de son tour du monde. Antoine Dubuisson veut mettre en dessins le récit de son arrière grand-père dans la région d'Adana, et va adapter le roman La Signature d'Allain Glykos. Ce dernier prépare un roman dont le titre sera Les mots de la tribu, des dialogues anonymes autour de la mort du père.
Joseph Richard (http://lepetitjournal.com/istanbul) lundi 22 juillet 2013
Pour vous procurer ces deux oeuvres, plus de renseignements ici et là.