Certains sont encore confinés, mais pour beaucoup le déconfinement est déjà bien entamé. Phase par phase, la vie reprend, les rapports se retissent, la société se ranime, mais pas "comme avant", la crise a laissé des traces, tout d’abord physiques, comportementales, dans les gestes barrières que chacun se doit de respecter, dans l’attention accrue à nos gestes, à veiller à ne pas se contaminer, ni à porter atteinte à autrui, mais aussi psychiques, dans la conscience que l’on vit dans un monde en crise.
Nous avions interrogé la psychologue clinicienne Peggy Beyer sur comment vivre en famille le confinement, comment aider les enfants et les adolescents à affronter cette période inédite ( Confinement : Conseil d’une psychologue pour enfants et parents), nous continuons cette collaboration en l’interrogeant maintenant sur comment vivre ce que certains commentateurs ont appelé "le monde d’après".
Renforcement du lien social, gestion du temps des adolescents en famille, distance vis-à-vis de l’infantilisation par la société, acceptation du risque, de la peur, mais aussi de l’idée de la mort, et conscience du souffle. Peggy nous livre ses réflexions sur comment aborder ce nouveau temps commun.
lepetitjournal.com : Certaines parties du monde commencent à se déconfiner, l’Inde aussi, mais pas encore pour tous. Pour les familles confinées depuis des mois, il est parfois difficile de se réinventer, les bonnes résolutions peuvent s’essouffler. Comment accompagner les enfants qui sont encore confinés dans ce temps qui s’allonge ?
Peggy Beyer : Peut-être en étant au plus près de leurs émotions, de ce qu’ils ressentent et expriment, car ce que nous avons vécu est une violence pour le corps et la tête. Rien ne nous préparait à cette restriction de mouvement, d’espace, à cette vie entre quatre murs, au seul contact de nos proches. Il faut pouvoir savoir dans quel état on se trouve, chacun. Parler de soi en toute simplicité pour libérer la parole de l’autre.
La colère, la frustration, l’attente font partie de la vie au même titre que les autres sentiments. Ce temps permet de les accueillir et comme l’écrivait Nietzsche à son propos, "tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort". En tant que parent, nous avons tendance à vouloir protéger voire surprotéger nos enfants mais cette période est propice à nous rappeler que chaque épreuve ouvre sur une nouvelle étape et peut avoir une valeur de rite. Ce qui nous prépare le mieux à la résilience dans nos vies est d’avoir affronté une adversité relative. Et cette crise nous invite à la traverser, ensemble, à ne pas la dénier au cœur de nos vies.
Il me paraît important de continuer à dire la vérité aux enfants sur ce qui est difficile avec un langage adapté, de ne pas masquer ce qui est compliqué. Ils sont demandeurs de ces instants car au fond ce confinement nous prive d’espace mais nous offre du temps, et ce temps est précieux pour réinvestir sa vie intérieure et ses liens loin des agitations habituelles qui nous éloignent les uns des autres.
"S’écorcher les genoux au réel de la vie" permet de s’éprouver vivant.
Quand le temps du déconfinement est venu, l’espace public reste régi par des règles plus strictes qui modifient le vivre ensemble, certainement sur le long terme. Comment accompagner les enfants à accepter ces nouvelles règles et dépasser le temps de l’exception pour les faire entrer dans un quotidien sous contrainte ?
C’est vrai que la pensée du déconfinement nous a permis de tenir mais il ne sera pas un retour à la vie normale et il est important de regarder la réalité en face.
Il m'apparaît nécessaire de rappeler aux enfants que le danger est toujours là, que le virus n’est pas parti, qu’il va falloir apprendre à vivre avec.
Peut-être peut-on rappeler l’importance et la vertu des liens, de la solidarité et de l’interdépendance. Ce déconfinement va nous permettre de retrouver le collectif et ce collectif peut être porteur. Plutôt que de voir l’autre comme une menace, nous pouvons le voir autrement en respectant ces mesures de précautions (distanciation, port du masque …). Nous allons tous en conscience affronter cette peur qu’engendre ce virus et prendre les précautions ensemble pour protéger la vie, le temps qu’il faudra. Nous devenons alors des alliés dans ce qui échappe à tout contrôle.
La contrainte peut ainsi ouvrir sur autre chose et se transformer en un temps de responsabilité individuelle pour rejoindre le corps social et intégrer les notions de vie et de mort dans notre quotidien en les partageant avec les autres.
C’est intéressant que chacun s’interroge, du plus petit au plus grand, sur sa part à accomplir dans ce monde.
L’espace familial a été fortement réinvesti. L’école n’a pas repris pour beaucoup. Les rencontres avec les autres sont limitées. Cela peut être vu comme un rétrécissement de l’espace de l’enfant. Et peut créer des déséquilibres. Quels conseils donneriez-vous à ces familles ?
C’est vrai que l’espace familial a été fortement réinvesti, la famille étant devenue garante du cadre et de la protection de chacun. Nos habitudes ont volé en éclats ! Nos rapports avec ceux qui constituaient notre cercle d’amis, notre cercle professionnel se sont restreints, tout nous invite à retourner à l’intérieur, à une forme de vie intérieure. Mais, ce séjour en vie intérieure ne doit pas être permanent. Nous devons pouvoir faire des allers-retours entre vie intérieure et vie extérieure et en temps de confinement cette circulation peut trouver de nouvelles voies pour se faire.
Les réseaux sociaux peuvent aider à conserver les liens en voyant les visages, en entendant la voix de ses proches, de ses amis. Autoriser l’enfant à pouvoir y avoir recours un certain temps dans la journée peut être réconfortant. Ils peuvent organiser des séances de jeux en ligne, se confier, se raconter… Il est important de respecter le plus possible leur intimité dans ces moments-là, de les laisser être seul face à ceux qu’ils auront choisi d’appeler. Ainsi, peut-on rétablir cette limite structurante entre vie interne et vie externe.
L’art et la beauté peuvent également nous aider à sortir de l’enfermement. Découvrir une œuvre musicale ou picturale peut permettre une évasion, un voyage vers la création qui nous élève, nous connecte à quelque chose de plus grand que nous. Beaucoup de musées ont ainsi proposé des visites virtuelles, des orchestres, des concerts en libre écoute. Accompagner son enfant dans cette découverte peut permettre aussi d’entendre les émotions qu’il s’autorisera à formuler avec le support d’une œuvre.
Et puis, je crois profondément à la vertu de l’ennui, à son potentiel transformateur. L’enfant pourra aller y puiser des trésors d’imagination comme créer un voyage en construisant une cabane au milieu du salon, ou monter un spectacle pour divertir ceux qui le regarderont. Il pourra laisser libre cours à sa fantaisie du moment, découvrir ainsi que sa vie intérieure peut être foisonnante et peut se partager.
Cette situation que nous traversons est impermanente mais nous invite à nous poser de nouvelles questions et à nous rendre compte combien les liens sont précieux. Les enfants ne pourront en ressortir que grandis.
Qu’en est-il pour les adolescents qui peuvent souffrir de cette situation dans leur émancipation ?
Pour les adolescents, cette privation de liens avec la communauté de leurs pairs peut en effet être source de souffrance. C’est un temps particulier du développement caractérisé par ce double mouvement de séparation et d’individuation. Il nécessite de pouvoir faire ces allers-retours dont nous parlions et ce, dans une réalité augmentée. Mais, ils ne sont pas en reste pour pouvoir trouver de nouveaux moyens de communication et peut être que ce temps peut les inviter à revisiter les relations qui constituent leur univers et les font vivre. Bien sûr, les réseaux sociaux seront plus investis et il est important de négocier ce temps qui sera dévolu à leurs échanges privés et faire comprendre au reste de la famille que ce temps est à respecter. Cette période de constitution de l’identité sexuée demande de la pudeur, de l’intimité. Il faut accepter en tant que parents que tout ne soit pas partageable, et l’exprimer à son adolescent en lui laissant reprendre la main sur ses plages de liberté. Mais, il faut parallèlement fixer un cadre qui puisse continuer à l’inscrire dans le fonctionnement de la vie familiale, dans la réalité de ce qui se vit pour tous. C’est un travail d’équilibriste mais l’adolescent doit aussi pouvoir tenir compte des autres avec la bienveillance qu’on lui octroie.
La mort sera peut-être plus questionnée, interrogée par nos adolescents et c’est certainement important qu’ils puissent s’interroger sur la mort qui est présente dans ce virus invisible et imprévisible. Ce rappel que nous sommes mortels va à contre-courant de nos sociétés hyper protectrices qui infantilisent. Permettre la libre circulation de cette parole autour de la maladie et de la mort peut renforcer la construction identitaire qui est constituée de séparations constantes qui émaillent nos vies. Savoir qu’on est mortel physiquement, charnellement, ça change tout. Être plongé dans ce bain de réel peut éclairer le sens de la vie et c’est une chance pour eux, comme pour nous. Il est important que l’adolescent puisse se rendre compte que ses parents, ses proches peuvent entendre et accompagner ce questionnement et que cette période peut avoir cette valeur de rite initiatique pour entrer dans une nouvelle étape. Ainsi l’empêchement ressenti peut ouvrir sur autre chose et offrir une autre possibilité d’émancipation. Nous pouvons ainsi vivre avec la peur. Elle est aussi là pour nous protéger, attirer notre attention sur les dangers de l’existence, ses limites, être prudent.
Mais si, en tant que parents, vous ressentez que la peur est trop présente, qu’elle laisse place à l’anxiété, que l’adolescent s’isole un peu trop, refuse de communiquer, il est toujours possible de faire appel aux professionnels de la santé psychique pour continuer à l’accompagner dans ce mouvement interne qui est le sien.
Cette période a fait naître beaucoup d’incertitude et parfois, d’angoisse. Il a parfois bouleversé des vies, des projets, des lieux d’habitation. Comment expliquer sereinement que le monde peut être mouvant, instable ? Est-ce que les jeunes générations sont plus habituées à voir un monde en crise ? Sont-elles plus résilientes ou au contraire ?
Peut- être que là aussi il y a à revenir à "un bon usage de la peur et de l’anxiété", comme l’écrit le psychiatre Christophe André. Bien sûr, la situation actuelle est génératrice d’angoisses diffuses mais n’oublions pas, comme je vous le disais précédemment, que la peur est aussi là pour nous protéger, pour attirer notre attention sur les dangers et nous aider à nous en prémunir. L’anxiété découle du fait de focaliser notre attention sur des problèmes qui ne sont pas encore arrivés. Elle entraîne alors des ruminations et des manifestations d’angoisse. Mais, elle peut être positive en un sens aussi, elle peut nous aider à réfléchir à comment se préparer. Le tout est de permettre la libre expression de ce qui nous meut à l’intérieur et de ne pas avoir trop peur de la peur. Ainsi, nous aiderons nos enfants à faire face aux adversités qui ponctueront leur vie.
Les jeunes générations sont confrontées à ce monde en crise, aux préoccupations écologiques, aux inégalités, aux pandémies aujourd’hui. Et ces phénomènes deviennent concrets, réels avec cette crise. Je crois intimement que c’est une chance pour eux de réfléchir, s’ils sont suffisamment accompagnés dans leur réflexion, sur l’essentiel, sur ce qui compte vraiment dans l’existence. Cette crise du Covid que nous traversons nous confronte à la vulnérabilité, à la fragilité totale de toute existence humaine mais dans le même temps, elle met en exergue le bonheur simple d’être en vie, d’être en lien aux autres. Elle met en valeur notre humanité commune, tant dans ses comportements altruistes qu’égoïstes, et à quel point on est relié à l’ensemble du vivant. En tout cela, cette crise peut être un immense espoir si nous prenons appui sur elle. Il s’agit de réintégrer la mort et la vie dans notre quotidien. La mort notamment a été trop longtemps mise en exil dans nos sociétés et elle est de retour. Réjouissons-nous de cette opportunité de nous retourner vers la vie avec plus d’intelligence. Tout devient ainsi facteur de résilience si nous acceptons de relever des épreuves et de nous inscrire dans la mouvance inhérente à la vie. Je compare souvent cela au courant d’un fleuve. Si nous résistons, nous nous épuisons et nous risquons de ne pas aller bien loin. Mais nous avons aussi la possibilité de nous laisser emporter, en bon nageur, par le courant sans perdre pour autant l’initiative. Il s’agit peut-être pour nous parents de préparer nos enfants à nager en conscience dans ce qui sera le fleuve de leurs vies. Nous les sortons ainsi de l’infantilisation d’une société par trop protectrice en assumant la part qu’il leur reste à accomplir en ce monde.
Y a-t-il un autre conseil que vous voudriez donner à nos lecteurs alors que le déconfinement commence et que l’on entame cette nouvelle étape qui nous fera cohabiter avec le virus ?
Peut-être de garder en tête et dans le cœur tout ce qui nous a réjouis lors de ce confinement, les effets positifs de l’interdépendance, la solidarité, les élans altruistes, la nature qui s’est un peu restaurée loin de nos activités effrénées. Bien sûr que cette crise révèle des lignes de faille mais elle fait aussi effet de dévoilement. Elle met en valeur ce qu’il y a de plus précieux et nourrit notre force intérieure.
Il s’agit de cohabiter avec ce virus désormais, le mieux que nous pourrons et toujours en conscience. Laissons-le continuer à nous enseigner, à nous bousculer, à nous inscrire dans cette réflexion et ce questionnement qui font de nous des êtres en mouvement, vivants. Le déconfinement est une nouvelle étape dans cette confrontation au réel.
Prenons le temps de nous arrêter, de faire attention à la manière dont chacun, chacune respire dans sa vie, de nous apaiser quand les incertitudes et les peurs seront là. Il me semble que cette simple conscience de notre souffle est essentielle. On peut accompagner son enfant dans cette découverte que son corps respire. Il pourra ainsi se réapproprier à l’intérieur de lui ce mouvement inhérent à tout ce qui vit.
Rappelons-nous ainsi, avec lui, que les choses les plus simples sont souvent les plus puissantes.
Psychologue clinicienne de formation et de profession, après des études de droit et de criminologie, j’ai exercé plus de 15 ans en Centre Médico Psychologique pour Enfants, en Centre d’Accueil et de Soins pour Adolescents et en cabinet libéral pour adultes. D’orientation psychanalytique, j’ai participé et animé des psychodrames analytiques au sein de l’hôpital Sainte Anne à Paris. Je vis depuis plus de 5 ans à Mumbai avec ma famille où je continue autrement à exercer mon écoute et à me mettre à l’école du vivant.