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Les treize patientes du Docteur Paul : Comme une feuille de curry

Une bien drôle d’histoire survint un jour dans la ville de Thrissur : un banal fait divers qui revêtit suffisamment d’importance pour que le Docteur Paul s’y intéresse. Sanjeev, le triste héros de cette histoire, était l’un de ses patients…

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Écrit par Frédérique Brengues-Rolland et Docteure Merine Paul
Publié le 20 octobre 2025, mis à jour le 27 octobre 2025


Plus qu’une chronique domestique, Comme une feuille de Curry est une parabole sur les mutations sociales de l’Inde. Sarojini incarne la tradition. Beena, la désinvolture et le refus des conventions. Entre les deux, Sanjeev, figure tragique du fils et du mari, vacille au bord du précipice.

Dans la chaleur douce d’un matin du Kerala, Sarojini rayonnait. Son fils, Sanjeev, venait  d’obtenir un poste de cadre supérieur à la HDFC, une banque de nouvelle génération. Son travail  lui assurait la promesse d’un renouveau après des années de vache maigre. Depuis la mort de son  mari, percuté par une voiture au début de leur mariage, Sarojini, sa mère, l’avait élevé avec son  modeste salaire d’institutrice. Sa vie entière n’avait gravité qu’autour de lui. 

Comme tout le personnel féminin de son cabinet, le docteur Paul qui avait opéré Sanjeev  d’un strabisme à l’âge de quinze ans, avait une tendre affection pour ce beau jeune homme, calme, souriant et bien  élevé. Dix ans plus tard, il incarnait la réussite. Pour Sarojini, l’ascension sociale de son fils était  comme une victoire sur la fatalité. Elle, qui hésitait autrefois à héler un rickshaw, ne se déplaçait  désormais qu'en voiture avec chauffeur.  

 

Une belle-fille indigne 

Fille unique d’un homme d’affaires installé dans le Golfe et élevée dans l’abondance et l’indiscipline, Beena avait été envoyée au Kerala par son père, d’abord incapable, puis bien trop occupé pour dompter son caractère indocile. Responsable de plusieurs entreprises réparties entre le Golfe et l'Inde, il avait jugé utile d’envoyer la rebelle au Kérala sous prétexte de veiller sur les affaires qu’il avait là-bas. Il espérait que dans le milieu conservateur de la société Kéralaise, Beena s’assagirait.

Au détour d’un rendez-vous d’affaire à la banque, la jeune femme fit une entrée fracassante dans la vie de Sanjeev. Chacun était tombé sous le charme de l’autre. Pour  Sanjeev, Beena avait la grâce d’un papillon venu d’ailleurs : libre, lumineuse, et surtout  provocante. Pour Beena, Sanjeev était une énigme, une sorte d’oasis de fraîcheur et de douceur dans le monde cynique de l’argent. Elle s’employa à le conquérir. 

À leur deuxième rencontre, Beena invita Sanjeev à prendre un verre. Le jeune homme était tétanisé par autant d’audace. Prétextant une réunion, il prévint sa mère de ne pas l’attendre pour dîner. La gorge nouée il se rendit à ce premier rendez-vous. « Les réunions tardives », telles qu’il les présentait à sa mère, devinrent une habitude. Sanjeev passait tout son temps avec Beena.

Un soir, il dormit même chez elle. Les commérages que colportaient les femmes à la sortie du temple parvinrent aux oreilles de sa mère. Sanjeev lui avoua tout. Sarojini accepta qu’il ait trouvé une compagne sans passer par une rencontre arrangée. Curieuse de se faire sa propre idée, elle pria Sanjeev d’amener au plus tôt Beena à la maison. Il fallait régulariser la situation.

 

Gagnant gagnant 

Sanjeev n’ignorait pas que Beena, bien au-dessus de sa condition sociale, n’envisagerait jamais de l’épouser. À sa grande surprise, lorsqu’il osa enfin aborder le sujet, elle ne le rejeta pas. Même au contraire! Elle y réfléchirait. En réalité, Beena se trouvait dans une impasse. Son père qui continuait à se méfier d’elle avait engagé un détective.

En apprenant ses frasques, les fêtes débridées auxquelles elle participait ainsi que ses multiples aventures  masculines à Cochin, il gela comptes et cartes bancaires. Les chèques signés par Beena étaient  rejetés les uns après les autres. La proposition de Sanjeev tombait à point nommé. Elle obtiendrait de son futur mari qu’il paie ses dettes à la banque en lui disant que son père le rembourserait plus tard. Chacun y trouverait son compte.

Lorsqu’elle rencontra Sarojini, Beena sut la charmer sans effort. Belle, raffinée, vêtue d’un beau sari, elle adopta les manières de circonstance. Sarojini fut tout de suite conquise par cette jeune femme sophistiquée et surtout riche qui voulait bien de son fils. Lorsqu’elle surprit le regard déçu que posait Beena sur son vieil intérieur, elle décida aussitôt de faire construire une autre maison plus digne d’accueillir une belle-fille aussi élégante. Avec le salaire de Sanjeev et un prêt bancaire, ce fut chose faite. Le mariage célébré, Sarojini apprit à s’adapter aux grasses matinées de sa belle-fille. Elle fermait les yeux sur son indolence et continuait de cuisiner pour le jeune couple. Lorsque ses amies lui disaient qu’on abusait d’elle, elle se contentait de rire aux éclats.

 

photo d'illustration
photo d'illustration

 

D’abord ravie de son rôle d’épouse et de belle fille, Beena commença à s’ennuyer. Les tâches  ménagères la rebutaient; les têtes-à-têtes avec Sarojini encore plus. Dès qu’elle le pouvait, elle quittait la maison au volant de sa voiture pour retrouver ses anciennes amies en robe moulante et talons aiguilles. Grâce aux relations de son beau-père, Sanjeev gravissait quant à lui tous les  échelons de la banque. Il se déplaçait de plus en plus souvent à Mumbai. Beena ne supportait  plus la présence de Sarojini, encore moins ses regards de reproche. Elle s’employa à écarter définitivement sa belle-mère de leurs vies. À force d’allusions et d’insinuations, elle persuada Sanjeev de pousser sa mère dehors. La paix de leur couple en dépendait. Honteux mais convaincu d’agir pour le mieux, Sanjeev annonça sa décision à Sarojini. Accablée de douleur, elle mobilisa ses maigres économies et partit s’installer ailleurs.

 

En Inde, où la famille est pourtant au centre de la société et où l'on attend des fils de veiller sur leurs parents et de vivre avec eux, les cas d'abandons de personnes âgés se multiplient. En 2007, le gouvernement central a fait passer une loi sur la prise en charge et le bien-être des personnes âgées. Elle impose une obligation légale aux enfants et petits-enfants de subvenir aux besoins de leurs parents ou grands-parents. En 2022, le gouvernement du Kérala a indiqué que ses dizaines de tribunaux avaient traité environ 20 000 affaires depuis l’adoption de la loi, un chiffre en constante augmentation. Pourtant, un plus grand nombre encore n'ont pas connaissance de leurs droits et se tournent vers les temples et les ONG pour survivre dans la rue.

 

Paradis perdu

Désormais seuls, Sanjeev et Beena optèrent aussitôt pour un mode de vie mondain et international. Les fêtes se succédaient. L’alcool et la drogue circulaient librement. Beena fit comprendre à son mari, lorsqu’il se plaignait, que ces soirées étaient indispensables à sa réussite professionnelle. Convaincu, il s’y adonna sans retenue. Lors d’une de ces soirées, ils rencontrèrent Naved, un homme d’affaires flamboyant venu du Golfe. Fascinée, Beena y trouva son âme sœur. Ils devinrent vite inséparables.

Une nuit, alors que Sanjeev rentrait d’un de ses nombreux voyages d’affaires, il se souvient en traversant le quartier illuminé par les feux d’artifice qui crépitaient dans le temple voisin de la promesse qu’il avait un jour faite à sa mère. Elle voulait qu’en compagnie de sa femme, ils aillent prier pour obtenir cet enfant qu’ils attendaient en vain. Il décida de surprendre Beena et de l’entraîner dès le lendemain au temple. Les feux d’artifice retentissaient, et la maison, entre plusieurs éclats de lumière, baignait dans l’obscurité. Sanjeev entra discrètement avec son double des clés pour ne pas réveiller sa femme. Il poussa la porte de leur chambre et découvrit sur son lit nuptial les corps unis l’un à l’autre de Beena et de Naved.

L’homme indien possède la particularité d’ignorer ce qui l’entoure jusqu’à ce qu’il se trouve confronté à la réalité.

Pour Sanjeev, ce fut terrible. Ce fut un miracle si Beena et Naved survécurent à ses coups.

Le tumulte du divorce passé, Sanjeev ressentit un vide immense. Il rendait visite à sa mère de temps à autre, mais rien n’était  comme avant. Il voulait qu’elle revienne à la maison, qu’elle comble le silence. Il alla la voir et la  supplia de revenir chez eux. Sarojini lui sourit et lui répondit avec douceur:  

 

« Mon fils, je t’aimerai toujours, car tu es ma chair, mon sang, la chose la plus précieuse que j’ai au monde. Mais vois-tu, je suis comme la feuille de curry : une fois que j’ai donné ma saveur au plat, on me retire pour me mettre sur le côté. Mon temps auprès de toi est terminé. Tu seras toujours le bienvenu ici bien sûr, mais je refuse d’être la feuille de curry du plat de ta vie.  Pars et va chercher d’autres épices pour lui redonner du goût. »

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