La danse, en tant que forme artistique, transmet des valeurs. Les idées incarnées dans les Upanishads et dans d’autres textes philosophiques indiens sont transmises dans la danse par l’intermédiaire d’histoires mythologiques où le bien triomphe toujours du mal et la vérité sur le mensonge. La danse traduit aussi le désir qu’a une âme de fusionner avec l’ « âme supérieure » en utilisant des métaphores, des comparaisons ou des analogies.
Par conséquent, la danse traditionnelle est l’expression de la vision indienne du monde, qui est associée souvent à la vision hindoue de l’art. L’esprit hindou envisage le processus de la création comme un moyen de susciter ou de recréer la vision, bien que fugace, d’une vérité divine. Il considère l’art comme un moyen d’éprouver un état de béatitude semblable à l’état d’ananda ou de jivanmukti absolu - de délivrance dans la vie.
La danse indienne fait la synthèse des techniques de tous les autres arts pour élaborer une forme artistique considérée comme étant la plus « englobante » de toutes, puisqu’elle représente le rythme incessant du cosmos. Alors que dans les autres arts, l’être humain est l’objet d’un élan artistique, la danse indienne, elle, traite la forme humaine comme un véhicule d’expression esthétique, intégrant le contenu et la forme des autres arts dans un seul ensemble, beau et homogène. Ce n’est pas un hasard si l’image de Șiva en train de danser (Nataraja) représente la splendeur de cet art. Cette image symbolise le rythme cosmique - son mouvement infini d’involution, d’évolution et de dégradation. Aujourd’hui pour les Indiens, la danse correspond au principe d’unité et de multiplicité, au principe d’un corps unique aux nombreux bras, au principe du centre immobile et du flux continuel à la périphérie.
Véhicule de transmission de valeurs, la danse joue un rôle important pour ceux et celles qui la pratiquent comme pour ceux et celles qui la regardent: elle marie les idées et les sentiments et elle réveille les émotions les plus profondes.
L'impressionnante danseuse indienne Rukmini Devi
Bien qu’elle fût pratiquée en Inde durant plusieurs siècles, la danse fût considérée sous la domination britannique comme un métier que seules les femmes de mauvaise réputation pouvaient pratiquer. Les femmes respectables, elles, ne dansaient pas. Lorsque des pionnières, comme Rukmini Devi et certaines de ses contemporaines, comprirent la beauté inhérente à la danse et les valeurs culturelles qu’elles pouvaient transmettre aux générations futures, elles commencèrent à lutter pour sa réhabilitation. Selon elles, la danse devait être intégrée dans le système éducatif.
Née en 1904, Rukmini Devi vit pour la première fois un spectacle de danse indienne à l’âge de trente-deux ans. Auparavant, à la faveur de ses voyages à l’étranger dans le cadre de la Société de théosophie, elle avait suivi une formation chorégraphique sous la direction d’Anna Pavlova, la légendaire danseuse russe, et de sa partenaire Cleo Nordi. C’est Pavlova qui lui conseilla d’étudier les danses autochtones classiques de l’Inde. C’est ainsi que, après avoir assisté à la première représentation de deux jeunes danseuses, des devadasis ou « servantes des dieux », Rukmini fut si impressionnée qu’elle ressentit le besoin d’apprendre cette danse et de faire d’en faire partager la beauté à un plus large public.
Bien que de la caste supérieure des Brahmanes, Rukmini Devi fut réellement subjuguée par cet art au point de créer en 1936 un centre spécialisé de formation chorégraphique, qu’elle appela Kalakshetra, ou Temple de l’Art. Cela eut un impact retentissant sur le développement de la danse en Inde. Grâce à son action, la danse en Inde devint institutionnelle !
La danse, identité nationale en Inde
L’institutionnalisation de la danse la rendit accessible aux jeunes suffisamment instruits, issus de la classe moyenne. Les diverses formes de danse classique ont suivi les principes établis par le texte le plus important en la matière, le Natyashastra de Bharata, qui remonte à une période allant du IIe siècle avant J. C. au IIe siècle après J. C. Le Bhāratanatyam notamment, devint pour ainsi dire un véhicule de la renaissance culturelle nationale et joua un rôle prépondérant dans le réveil de l’identité nationale.
À l’Indépendance, le gouvernement fit un réel effort afin de promouvoir les arts en général. Il développa une politique culturelle. Trois académies nationales furent créées – une pour les arts plastiques, une pour la littérature et une pour la danse, le théâtre et la musique. Le ministère de la culture accorda un soutien financier aux institutions privées. Des bourses furent accordées aux étudiants les plus pauvres dans le but d’étudier la danse. L’enseignement de la danse prit alors un gros élan et des efforts furent engagés pour s’assurer que l’État joue son rôle, sans être toutefois accusé d’ingérence. Le résultat fut que les responsables de l’éducation reconnurent officiellement la place de la danse dans les programmes scolaires.
Il est évident que dans un pays aussi vaste que l’Inde, au vocabulaire chorégraphique pluriel et aux multiples formes de danse classique, l’enseignement de la danse ne peut que rencontrer des problèmes. Si l’enseignement relève de l’administration centrale, il n’existe aucune politique uniforme applicable à tous les États. L’uniformisation n’est ni possible ni désirable. L’amélioration et le développement des méthodologies se poursuivent.
Si les possibilités d’études universitaires se sont développées de multiples façons, il semble que l’on mette de plus en plus l’accent sur l’enseignement pratique, dans la mesure où les danseurs souhaitent pratiquer la danse sur scènes. Les critères sont disparates et l’esprit de commercialisation s’est généralisé. Les étudiants, bardés de diplômes, trouvent difficilement un travail. La production à la chaîne des danses est confrontée à un marché saturé. Pour l’heure, il ne semble pas qu’il y ait de remède à cette situation.
Un autre problème a récemment vu le jour, celui du contenu. Le thème chorégraphique traditionnel, où l’on voit la nayika, l’héroïne, attendre éternellement celui qu’elle aime, est devenu suranné. Ce scénario se voit remis en question par certains danseurs, sensibles au fossé qui sépare leur vie de ce qu’ils représentent sur scène. Si le danseur expérimenté peut toujours évoquer la bhakti, ou spiritualité, la transformation rapide du monde des danseurs s’est également soldée par un inévitable bouleversement du contenu thématique de la danse.
La popularisation de la danse indienne dans le monde
La diffusion des connaissances a conduit ceux qui sont responsables de l’enseignement chorégraphique à utiliser des médias électroniques et, grâce à internet, la danse est entrée dans une nouvelle phase technologique.
Par ailleurs, le recours aux médias, et notamment au cinéma, afin de populariser les formes de danse classique indienne, s’est accéléré et a conduit à une situation très préoccupante. Le cinéma a apporté son soutien à des gourous et des danseurs attirés par l’industrie du film pour des raisons économiques. Toutefois, le type de danse illustré par les films indiens est un genre en soi - mais c’est ce genre qui est maintenant privilégié. Sa présence constante dans les films et à la télévision, grâce à laquelle il pénètre dans tous les foyers, même dans les villages les plus reculés, pose un problème sérieux - préjudiciable à la popularité des formes de danse indienne classique. Les enfants regardent ces programmes et imitent les chorégraphies, hors de leur contexte, sans réaliser combien cela altère leur sensibilité. La danse indienne, peu à peu, perd de la profondeur sacrée que lui accordaient les textes anciens.