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La fin des "loups combattants" de la diplomatie chinoise ?

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Lu Shaye, l'ambassadeur de Chine en France, sur LCI le 21 avril
Écrit par Baptiste Salis
Publié le 3 mai 2023, mis à jour le 4 mai 2023

L’ambassadeur de Chine en France Lu Shaye est au cœur d’une polémique depuis deux semaines, après avoir déclaré lors d’une interview à la chaîne d'information LCI que plusieurs pays de l'ancien bloc soviétique n'avaient « pas de statut effectif en droit international », remettant en cause leur statut de nations indépendantes. La Chine s’est efforcée de rattraper les propos de celui qui s'était déjà démarqué par ses sorties provocatrices. Un désaveu interne ? Analyse.

Le cas Lu Shaye, ambassadeur chinois en France

Lu Shaye est un homme frêle au visage sympathique, cheveux courts et lunettes sans monture, costume noir d’encre. C'est pourtant lui qui a, ces derniers jours, déchaîné tant de passions. À 58 ans, l'ambassadeur de Chine en France depuis 2019 est un visage bien connu de la diplomatie chinoise. Il s'est hasardé à évoquer sur la chaîne LCI, le 21 avril, ce qu’il pensait de la légitimité des Etats de l’espace post-soviétique.

Il répondait alors à une question concernant le statut de la Crimée et son appartenance à l’Ukraine en vertu du droit international. Sa réponse tomba comme un couperet : "D’abord, la Crimée est historiquement russe et a été cédée à l'Ukraine". Mais poussant sa logique jusqu’au bout, il affirma : « Ces pays de l'ancienne Union Soviétique n'ont pas de statut effectif en droit international, car il n'existe pas d'accord qui spécifierait leur statut en tant que nations souveraines. » Une phrase qui n’a échappé à personne, et qui a choqué les chancelleries européennes.

Le ministre lituanien des affaires étrangères, Mr. Landsbergis, a déclaré qu'il convoquerait son ambassadeur chinois, comme les deux autres pays baltes. Il souhaite rappeler clairement ses positions à Pékin : « Nous ne sommes pas des pays post-soviétiques, mais des pays qui ont été illégalement occupés par l'Union soviétique ».

Le sinologue François Godement a d’ailleurs déclaré qu’au "niveau européen, le mal [était] fait et ne [serait] pas facilement réparé". Il a ajouté qu'il ne serait pas surpris que M. Lu soit démis de ses fonctions d'ambassadeur, compte tenu de l'importance des relations franco-chinoises et de la rapidité avec laquelle Pékin a désavoué les propos de Lu, réduits à "un point de vue personnel".

La diplomatie chinoise des "loups combattants" 

L’homme sous le feu des critiques n’est cependant pas un novice dans l’art de la provocation. Il s'est forgé une réputation de représentant féroce, cynique et parfois comique de Pékin. Il est l'un des principaux représentants de ce que l'on a appelé la "diplomatie des loups combattants", nommée ainsi d'après deux films chinois très patriotiques, les Wolf Warrior, mettant en scène les complots diaboliques de mercenaires étrangers manipulés par les Américains.

Cette stratégie a été adoptée par les diplomates chinois sous la présidence de Xi Jinping, en rompant avec la modération et la retenue qui caractérisaient les méthodes diplomatiques de Pékin. Voilà donc qu’est née une rhétorique assumée de confrontation afin de susciter la controverse dans des interviews et sur les réseaux sociaux pour défendre la parole de Pékin. Une méthode parfaitement adaptée à la génération Internet.

Lu Shaye avait fidèlement utilisé cette méthode, notamment en 2020, en pleine crise pandémique, lorsqu’il avait fustigé les infirmières des maisons de retraite françaises sur le site web de l’ambassade, en écrivant qu'elles « abandonnaient leur poste du jour au lendemain » et « laissaient leurs pensionnaires mourir de faim ». C’est à cette occasion qu’il avait été convoqué pour la première fois au Quai d’Orsay, une première depuis les manifestations sur la place Tiananmen en 1989.

L'année dernière, en réaction à la visite controversée de l'ancienne présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, Nancy Pelosi, à Taïwan, Lu Shaye avait également déclaré qu'une « rééducation » serait nécessaire parce que le gouvernement de Taipei avait « endoctriné et intoxiqué » la population avec une éducation anti-chinoise. Il s’agissait à ses yeux d’éliminer « la pensée séparatiste et la théorie sécessionniste ». Toutes ces prises de position ne sont donc pas étonnantes, ses nominations comme ambassadeur au Canada puis en France ayant coïncidé avec le virage nationaliste de Pékin, mais la question était de savoir jusqu’où elles rempliraient les objectifs de Xi Jinping, sans le compromettre. Voilà désormais la preuve que la limite a été atteinte.

 

xi jinping et emmanuel macron
Xi Jinping et Emmanuel Macron à Pékin, le 6 avril 2023. 

Une diplomatie chinoise entre offensive de charme et esprit guerrier 

Cette tempête médiatique et diplomatique a encouragé le ministère des affaires étrangères chinois, pris de court, à rétorquer au plus vite, quitte à humilier Lu. Cet épisode est représentatif de la position ambivalente de la Chine, qui ne souhaite rien renier de l’esprit combatif imprimé par Xi Jinping depuis quelques années, défendant corps et âme ses intérêts nationaux avec en ligne de mire 2049, tout en maintenant des liens cordiaux, voire amicaux, avec certaines puissances « d’équilibre », comme l’a montré la visite d’Emmanuel Macron dernièrement.

En effet, la Chine a lancé, à l'occasion du durcissement des relations avec les États-Unis, une offensive de charme en direction des dirigeants européens, en insistant notamment sur l’importance du multilatéralisme, pour créer une distance avec Washington. Certes, la Chine pâtit de sa proximité avec la Russie, dont elle a assumé le rapprochement étroit à l’issue de la visite de Xi en mars dernier, mais ses propositions de médiation dans la guerre en Ukraine nuancent quelque peu ce constat, et ne passent pas inaperçues aux yeux des de certains États européens, la France en premier lieu. 

Le Président de la République, Emmanuel Macron, rentré de Chine avec la perspective de liens politiques et économiques plus étroits avec Pékin, a insisté sur le pouvoir considérable de cette dernière dans la résolution diplomatique du conflit en Ukraine.

Cependant, même pour celui que certaines accusent d’être parti en Chine la fleur au fusil, les propos de Lu Shaye restent inacceptables. Lors d'un sommet sur l'énergie à Ostende, en Belgique, Emmanuel Macron a déclaré qu’il n’était « pas approprié pour un diplomate d'utiliser un tel langage » et a exprimé sa « pleine solidarité avec les pays attaqués dans l'interprétation de leur histoire et de leurs frontières ». Il a naturellement rappelé que les frontières de ces États souverains restaient inviolables. 

Un appel historique entre Xi Jinping et Volodomyr Zelensky

Le ministre chinois des affaires étrangères, Qin Gang, a donc souligné, en réponse à cette polémique créée par Lu Shaye, qu'il respectait la souveraineté de toutes les anciennes républiques soviétiques. Il a ainsi cherché à rassurer personnellement ses homologues d'Asie Centrale lors d'une réunion à Xian. Fait très rare, l'ambassade de Chine en France a également publié une déclaration affirmant que les paroles de Lu n’étaient que « l'expression d'un point de vue personnel ».

Mais probablement la polémique n’aurait pas cessé si un autre évènement ne l’avait pas, entre-temps, rendue obsolète. Mercredi 26 avril, en effet, Xi Jinping a fini par accepter la demande du président ukrainien Volodomyr Zelensky d’avoir une conversation directe par téléphone. Il a également pris la décision d’envoyer un émissaire chinois en Ukraine afin de chercher un « règlement politique » du conflit, tout comme Volodomyr Zelensky, qui a décrit cet appel historique comme « long et significatif », a décidé de nommer un ambassadeur en Chine. Le poste était vacant depuis 2021.

Une conjonction de facteurs peut expliquer que cet appel survienne à un tel moment, mais la récente polémique autour des déclarations de Lu Shaye a probablement joué un rôle dans cette décision. Un appel de Xi Jinping comme un moyen de renforcer son rôle de médiateur, et comme une marque de respect à des Européens inquiets et méfiants.

Rappelons tout de même que la Chine a officiellement reconnu les frontières de l'Ukraine, y compris la Crimée, en 1994. Cela dans le cadre d'un accord de dénucléarisation qui avait vu Kiev renoncer au troisième plus grand arsenal nucléaire du monde en échange de garanties de sécurité, de la part de nombreuses capitales. Parmi elles, Pékin. 

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