Il est très probable que vous ayez déjà vu l’un des costumes des frères Yuen sans le savoir. Il suffit de se souvenir des uniformes de l’armée britannique à Hong Kong, qui pendant des années fut vêtue par les mains adroites de ces deux frères. Plongée dans l'histoire du textile à Hong Kong.
J’arrive au deuxième étage de Tai Kwun, ancien poste central de police réhabilité en espace culturel. Au bout du couloir scintille une lumière au néon où deux mannequins habillés de motifs écossais gardent l’entrée, tels des sentinelles. Bonny, le petit frère, est derrière le comptoir avec des clients, Johnny le grand frère, m’accueille dans leur boutique tapissée de souvenirs d’une autre époque: des lettres signées par l’armée britannique, des plaques commémoratives, des écussons, de vielles photos de la caserne. Chaque objet porte le poids de l’histoire avec un grand H. Johnny parle pour les deux, et tient à préciser que lorsqu’il dit "je et mon" on doit comprendre "nous et notre" car tout son parcours va de pair avec celui de son frère.
Les tailleurs de l'armée
Comment êtes-vous devenus tailleurs?
Nous avons commencé à travailler très jeunes car notre père est décédé prématurément. A cette époque (1969) il n’y avait pas beaucoup d’écoles, pas d’aide du gouvernement, et il fallait de l’argent pour faire des études. On a opté pour un contrat d’apprentissage au Mandarin Hotel à l’âge de 16 et 15 ans. Un officier britannique a aimé mon travail et m’a proposé de travailler pour l’armée. Avec cet emploi j’avais une chance de stabilité, je ne serai jamais riche mais j’aurai toujours mon salaire quoi qu’il arrive. J’étais basé au Stanley fort, un endroit très isolé, d’un côté la caserne, de l’autre la prison, et rien autour avant d’arriver au Stanley Market. J’ai eu un espace pour loger et pour travailler, rien de luxueux, très basique.
Tailleurs pour les militaires, qu'est-ce que cela signifie?
Lorsqu’on travaille pour l’armée tout est basé sur la confiance, ta parole vaut de l’or, mais c’est très difficile, car en plus de confectionner les vêtements, il y a tous les insignes de grade qu’il faut connaître et savoir placer correctement, et si l’on se trompe, cela revient à insulter l’officier, comme lorsqu’on hisse un drapeau dans le mauvais sens. On doit donc s’assurer d’apprendre par cœur ce qu’on appelle les Règlements Royaux sur la tenue vestimentaire. Chaque unité militaire porte des vêtements et des couleurs différentes : l’infanterie, la marine, l’armée de l’air, etc. et tous les deux ans il y avait un changement de régiment à Hong Kong, et avec cela, un changement des uniformes. C’était un apprentissage continu.
Changement de costume
Quel est le moment le plus marquant de votre carrière?
Lors de la cérémonie de rétrocession, le commandant du régiment m’a dit "Johnny, tu devrais être très fier d’avoir été choisi comme maitre tailleur du défilé". Mais pour moi ça a été complètement diffèrent, j’étais dévasté, après vingt et un ans à travailler pour l’armée, tous mes clients s’envolaient et j’ai tout perdu à cause du changement de gouvernement.
Quelques jours après, en feuilletant le journal, je suis tombé sur une offre de la part du gouvernement qui proposait un local au Central Market. J’ai postulé et je l’ai eu. C’était un magasin minuscule, j’ai déménagé du Stanley Fort vers la fin septembre et juste un mois après, j’ai ouvert ma boutique. A cette époque le IFC n’existait pas encore, ils faisaient les travaux de fondation, pendant ce temps, le gouvernement a déplacé le quai, donc pas de passage et très peu de clients. Cela a duré deux ans avant que ça ne démarre.
Qu'est-ce qu'un costume bien taillé?
Dans la confection d’un costume je cherche trois choses. Un: que ça respire, deux: qu’il soit confortable, trois: qu’il soit seyant. Le travail du tailleur est de fabriquer ce qui vous convient le mieux. Beaucoup de tailleurs aujourd’hui te font essayer une taille standard et travaillent à partir de ça, ce qui laisse peu de marge de manœuvre. Moi, je pars de zéro, voilà la différence. L’essayage sert juste à revérifier. Par rapport à d’autres tailleurs, on n’est pas très rapides, il nous faut deux ou trois semaines pour finir un costume car on ne sous-traite pas.
Je me fournis toujours au Royaume-Uni, car j’aime la qualité et la durabilité des tissus, mais aussi parce que j’ai développé un lien d’amitié avec mon fournisseur au cours de mes années de travail pour l’armée et je tiens à garder ce lien et ce partenariat. Si aujourd’hui je lui demande un tissu de la taille d’un mouchoir, il me l’expédie, car il me traite comme un ami et non pas comme un associé. Tout se résume en un mot : confiance. Une confiance qui se construit avec le temps. Cela a été toujours primordial avec l’armée, avec mes fournisseurs et maintenant avec mes clients : pas de confidence, pas de business.
Changement et tradition
Comment rester à la mode?
Notre façon de faire reste la même, mais on doit s’adapter à la mode. Les styles changent continuellement, donc en plus du savoir-faire, il faut être au courant des nouvelles tendances. Ce n’est pas parce qu’on a appris une certaine technique qu’on doit toujours faire la même chose.
Cet endroit n’est pas comme un centre commercial où il faut juste payer pour y ouvrir sa boutique, ici c’est le gouvernement qui choisit les commerces par rapport à leur côté historique. On peut qualifier mon parcours d’historique. A cela s’ajoute le fait que je fais moi même le travail, c’est un artisanat 100% hongkongais. Récemment la législation concernant l’étiquette "fabriqué à Hong Kong" a changé, Trump a décrété que dorénavant tout produit venant de Hong Kong doit avoir l’étiquette "fabriqué en Chine", mais tout le monde sait que la qualité chinoise ne vaut pas celle de Hong Kong. Mon seul avantage est d’être assez connu, la plupart des clients arrivent par le bouche-à-oreille et ils savent que c’est un produit hongkongais.
Quel est l’avenir du métier de tailleur?
On ne sait pas ce que nous réserve l’avenir, de nos jours, les parents préfèrent que leurs enfants fassent des études supérieures plutôt qu’un contrat d’apprentissage, donc ce n’est pas une question de métier mais un déclin de l’artisanat de manière général. Actuellement, apprendre un savoir-faire n’est plus une garantie d’un bon avenir vu les prix de l’immobilier à Hong Kong. Si ce savoir-faire devient obsolète ou peu rentable, on doit se réinventer et pour cela, ceux qui font des études supérieures ont un avantage, autrement Il devient difficile de s’adapter. Heureusement, j’ai eu de la chance, ma boutique résiste à l’épreuve du temps.
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