A l'occasion de la sortie de son nouvel ouvrage "Facing China", nous avons rencontré Jean-Pierre Cabestan pour parler des tensions diplomatiques entre la Chine et les Etats Unis.
Il est peu probable que les puissances engagent les hostilités
A l’heure où la tension n’a jamais été aussi forte entre la Chine et les États Unis , vous publiez Facing China qui estime que les risques de conflit augmentent. Pensez vous que l’on ne peut échapper à une guerre ?
Comme beaucoup, je pense en effet que les risques de conflit armé entre la Chine, la puissance ascendante, et les Etats-Unis, la puissance établie, augmentent. Ceux-ci sont particulièrement visibles en mer de Chine méridionale et surtout dans le détroit de Taiwan. Le fait qu'aucune solution négociée ne soit envisageable entre Pékin et Taipei et que depuis 2012 le pouvoir chinois se montre bien plus pressé d'unifier Taiwan à la Chine ne peut qu'alimenter ces risques. Mais la rivalité sino-américaine est plus globale, elle inclue le leadership mondial, la puissance militaire et économique, les normes internationales, la maitrise des technologies, et le modèle politique privilégié. On assiste d'une certaine manière à une nouvelle guerre froide, avec néanmoins une différence majeure : l'intégration de la Chine Populaire dans l'économie mondiale.
Pour autant, et c'est la thèse de mon livre, Pékin et Washington, le protecteur de Taipei, ne vont probablement pas tomber dans le fameux piège de Thucydides selon lequel la peur de la montée en puissance d'Athènes au Vème siècle avant Jésus-Christ a conduit Sparte à engager les hostilités.
La stratégie des zones grises
La grande différence avec les transitions de puissance qui se sont succédées dans l'histoire est que le monde est entré depuis 1945 dans l'ère nucléaire. Or les Etats-Unis comme la Chine sont des puissances nucléaires, réalité qui les contraint à réfléchir à deux fois avant de se lancer dans un conflit armé direct. C'est la grande différence avec la guerre d'Ukraine qui est une guerre par procuration entre les Etats-Unis (et l'Union Européenne) et la Russie.
C'est la raison pour laquelle je pense que si les risques de crises militaires augmentent, la stratégie chinoise n'est pas de se lancer dans une aventure militaire contre Taiwan mais plutôt de faire croire, aux Taiwanais et aux autres, qu'elle est prête à passer à l'acte tout en se cantonant dans une stratégie dite des zones grises : intimidations et gesticulations militaires de plus en plus pressantes, mais qui restent en-deça du seuil de la guerre.
Aujourd’hui Taïwan, la mer de Chine méridionale, les îles Senkaku et la frontière sino-indienne sont de possibles terrains d’affrontements. Quels sont les scénarios les plus probables selon vous ?
Dans l'ordre, les risques de crise militaire, voire d'affrontement, sont les plus évidents dans le détroit de Taïwan. Avec l'Inde, les tensions frontalières vont se poursuivre mais ne conduiront sans doute pas à un conflit armé. De même, du fait de l'alliance américano-japonaise, la Chine ne cherchera probablement pas à prendre le contrôle des Senkaku (Diaoyu) que Tokyo administre depuis 1895 et que Pékin comme Taipei revendiquent depuis le début des années 1970. En mer de Chine méridionale, les risques d'incidents et même de confrontation, entre bateaux américains ou chinois vont croissants mais pour l'heure la stratégie des zones grises de Xi Jinping, stratégie qui comprend la construction d'île artificielles dans les Spratleys et leur militarisation ainsi que la surveillance étroite de tout bateau de guerre étranger traversant cette mer, a permis à Pékin d'y renforcer sa main et de placer les autres pays riverains et les marines étrangères dans une position de plus grande vulnérabilité.
Le blocus de Taiwan est envisagé
Avec Taiwan, si d'aventure une opération militaire était engagée par l'Armée Populaire de Libération (APL), ce serait plutôt un blocus de l'île qui serait envisagé. L'APL n'a pas encore les équipements et les forces (barges de débarquement, troupes de marine) nécessaires pour mettre en place une tête de pont et organiser un débarquement sur l'île, opérations particulièrement complexes et périlleuses. Le problème est qu'un blocus est un acte de guerre et donc modifierait diamétralement la situation dans le détroit, obligeant à mon sens les Américains à intervenir, avec l'aide peut-être des Japonais, voire des Australiens. Les risques d'escalade, de déclenchement d'une troisième guerre mondiale, et même de nucléarisation du conflit sont donc évidents. Et quelle victoire une telle aventure garantirait-elle à la Chine ? En revanche, Xi pourrait trouver un intérêt à provoquer une crise militaire limitée et contrôlée, espérant ainsi réduire un peu plus encore la marge de manoeuvre de Taiwan. Mais ce jeu dans le contexte actuel de montée des tensions sino-américaines et de ralentissement de la croissance en Chine est risqué.
La menace idéologique de Taiwan
La Chine a récemment changé de discours en militarisant et menaçant d’offensive militaire ses adversaires politiques. Pourquoi ce changement de paradigme?
Cela fait partie de ce qu'on appelle la "guerre psychologique" du Parti Communiste Chinois (PCC) et de l'APL. Le changement de paradigme provient du fait que Xi et la direction du PCC estiment que le statu quo dans le détroit ne joue plus en leur faveur mais perpétue l'existence de deux Etats chinois rivaux, la République Populaire de Chine (RPC) sur le continent et la République de Chine (RDC) à Taiwan. L'existence d'un régime démocratique à Taiwan constitue aussi une menace idéologique aux yeux du système de parti unique en place sur le continent depuis 1949, contredisant chaque jour le discours du PCC selon lequel la culture chinoise et la démocratie qu'il appelle "occidentale" sont incompatibles. D'où l'empressement de Xi à régler rapidement cette question et à ne pas la transmettre à la génération suivante. Or, on le sait, le conflit entre Pékin et Taipei est un conflit de souveraineté et même si le Kuomintang revient au pouvoir en janvier 2024, le problème restera entier : jamais, sauf contrainte par la force armée, la RDC n'acceptera d'être subordonnée à la RPC. Dit autrement, cette question restera sans solution tant que la RPC demeurera un pays autoritaire.
Vers une stratégie de diminution des risques
La guerre électronique fait désormais partie des armes utilisées par les super puissances pour déstabiliser ou influencer l’adversaire . Comment la Chine se situe-t-elle sur ce plan ?
La guerre cybernétique a depuis longtemps commencé sans jamais avoir été déclarée. Elle fait partie de la vie quotidienne des relations sino-américaines comme sino-taiwanaises. Taiwan a mis au point d'importants moyens de protection et de contre-attaque, technologie que l'île commence à exporter.
L’avance considérable prise par la Chine dans de nombreux domaines technologiques telle que restituée par une étude australienne récente doit elle nous inquiéter ?
Il est clair que la Chine a pris de l'avance dans certains domaines mais dans d'autres, elle reste en arrière. D'où les mesures restrictives prises par les Etats-Unis et leurs alliés, notamment européens. La décision prise le 7 octobre 2022 par l'Administration Biden visant à interdire l'exportation vers la Chine des semi-conducteurs les plus sophistiqués ainsi que les services, c'est-à-dire les compétences, qui leur sont liées ne doit pas être sous-estimée. C'est le départ d'une stratégie de diminution des risques (de-risking) à laquelle l'Union Européenne a emboité le pas. Il ne s'agit pas d'empêcher la Chine de se développer; il s'agit à la fois de mieux protéger nos technologies et de mieux nous préparer à l'éventualité d'un conflit entre la Chine et notre allié américain.
La dissuasion face au risque d'invasion de Taiwan
La guerre peut-elle finalement être évitée selon vous et comment ?
Oui, de deux manières : d'une part par la dissuasion, d'autre part par l'engagement. La dissuasion signifie non seulement un renforcement des capacités de défense de Taiwan, des moyens d'intervention américains, japonais et australiens dans la zone du détroit en cas de conflit mais aussi la préparation par l'UE de sanctions économiques sévères bien que coûteuses contre la Chine en cas d'agression de Taiwan. L'engagement, c'est le maintien d'un canal de communication nourri avec Pékin, le refus du découplage, et l'aide à la recherche d'un compromis politique forcément ambigu entre Pékin et Taipei, deux Etats qui ne se reconnaissent pas mais sont condamnés à vivre côte à côte, un peu comme les deux Corée, à très long terme.