Dimanche 12 octobre à Hô Chi Minh-Ville, une projection cinématographique originale a réuni passionnés de culture, chercheurs et amateurs de sciences autour du film The Analogue Tracks. L’événement, organisé par l’Institut français du Vietnam en collaboration avec la Villa Saigon, a débuté par une présentation de l’œuvre avant d’être suivie d’une rencontre privilégiée avec son auteur, Florent Meng. Le cinéaste a partagé avec le public la démarche singulière qui l’a conduit à explorer les liens possibles entre la matière minérale et le vivant.


Un film qui fait dialoguer science, art et public
À l’origine du projet, un geste presque anodin : la découverte d’un quartz sur les pentes du massif du Mont-Blanc, dans une zone anciennement recouverte par un glacier. Ce fragment devient le fil conducteur d’une recherche artistique et scientifique inédite. Animé par l’idée de faire émerger une forme de dialogue entre un élément minéral et le monde humain, Florent Meng a conçu une véritable enquête nomade, traversant différents territoires et disciplines. Le cristal entame un voyage qui le mène de laboratoires suisses à des espaces de recherche en France, puis à des lieux d’étude et d’écoute aux États-Unis. À chaque étape, scientifiques, acousticiens, minéralogistes, artistes et passionnés se succèdent pour tenter de décoder ce fragment de roche et lui prêter une voix.

Florent Meng : donner voix à ce qui se tait
L’intérêt du film dépasse la simple observation d’un objet naturel : il questionne la manière dont nous construisons notre perception du monde. Là où la pensée classique sépare strictement le vivant de l’inanimé, The Analogue Tracks invite à déplacer ces frontières. Par des expériences sonores, des analyses physiques, des rencontres et des gestes artistiques, le film interroge la possibilité d’un langage partagé, même métaphorique, entre les humains et ce qui, a priori, ne parle pas. Cette approche crée une forme de polyphonie inattendue : celle de différentes voix humaines qui, confrontées au silence du quartz, essaient de repenser leur rapport au monde matériel.
Au fil du récit, la pierre devient un véritable personnage, un témoin silencieux qui relie des savoirs, des lieux et des temporalités différentes. Ce « journal de quartz » ouvre un espace où science, poésie et philosophie se rencontrent. Plutôt que d’apporter des réponses fermées, le film propose d’élargir nos cadres d’interprétation et de percevoir autrement ce que nous considérons comme inerte.

Après la projection, Florent Meng a replacé ce projet dans une démarche artistique plus large. Cinéaste et plasticien, il explore depuis plusieurs années les zones de contact entre territoires naturels, récits humains et phénomènes imperceptibles. Sa pratique se situe à la croisée du documentaire, de la recherche scientifique et de l’expérimentation visuelle. Avec The Analogue Tracks, il pousse cette réflexion encore plus loin en s’attaquant à l’idée même de communication entre l’homme et ce qui, traditionnellement, est perçu comme muet.
Questions réponses avec l’Artiste: pour mieux comprendre la complexité artistique et philosophique du film
“Quelles ont été vos motivations pour ce film ? Pourquoi ce sujet ?”
Pour Florent Meng, le point de départ était très concret : le projet devait se dérouler sur le Mont-Blanc, condition posée pour obtenir un financement. Mais dès les premiers instants du tournage, cette contrainte initiale a rapidement laissé place à une réflexion beaucoup plus vaste. L’artiste s’est inspiré de l’univers littéraire de Ursula Le Guin, qui questionne notre rapport au monde et la possibilité de communiquer avec ce qui nous entoure, au-delà du vivant. C’est cette idée, celle de la montagne comme dernière frontière du langage, qui a véritablement nourri le projet. Il a cherché à concevoir une expérience cinématographique capable d’interroger notre capacité à percevoir et représenter l’invisible. Enfin, la lenteur s’est imposée comme une nécessité : elle permettait de créer une approche sensible, en dehors des schémas narratifs rapides et démonstratifs.
La notion de traduction occupe une place centrale dans sa démarche. Florent Meng souhaitait construire un système triangulaire, une forme de communication qui dépasse les mots. Inspiré par les écrits de John Berger, il s’est intéressé à une communication non binaire, une langue implicite qui se cache derrière les mots. Dans le film, cette idée s’incarne notamment à travers la musique, qui permet de faire ressentir ce qui ne peut pas être dit. La traduction n’est donc pas ici une simple transposition linguistique, mais une tentative de créer un espace sensible partagé entre l’humain et le minéral.
L’artiste a voulu créer un espace cinématographique sans hiérarchie de langages, où la science, la musique, la métaphysique et le cinéma coexistent sur un même plan. Le quartz en est le fil conducteur, la voix discrète qui relie ces univers. Il a fait le choix de ne pas adopter de narration linéaire : le récit est structuré par la présence de la pierre et par la succession de lieux traversés, montagne, laboratoires, musées, paysages naturels, plutôt que par une intrigue. Le montage n’a pas suivi la chronologie de la recherche scientifique. Il s’est construit comme une expérience d’écoute, où chaque espace apporte une nouvelle facette au dialogue avec le minéral.
“Vous avez collaboré avec des scientifiques, géologues, acousticiens… Est-ce une constante dans votre démarche artistique ?”
Dans sa pratique, la collaboration avec des spécialistes d’autres domaines n’est pas un principe systématique, mais une nécessité. Florent Meng estime qu’il serait impossible de travailler seul face à un objet aussi complexe qu’un cristal. Ces collaborations lui permettent de croiser des langages et des approches différentes : les scientifiques apportent leur rigueur et leurs données, les musiciens transforment ces données en sons, et le cinéma tisse un récit sensible à partir de ces éléments. Pour lui, la difficulté majeure réside moins dans le tournage que dans la construction d’un langage commun avec ses interlocuteurs. Cette phase de dialogue est longue et essentielle, et c’est dans ces zones de “traduction imparfaite” que naissent souvent les idées les plus fécondes.
“Pourquoi avoir choisi de faire entendre une “voix” du cristal en anglais ?”
Il ne s’agit pas réellement de la voix du cristal. Dans le film, deux cristaux sont présents : un cristal « acteur » et une voix off. Cette voix est constituée de deux extraits de textes d’Ursula Le Guin, intégrés au montage pour créer une forme d’écho plutôt qu’un discours direct. L’artiste ne souhaitait pas faire parler la pierre de façon anthropomorphique. Le choix d’une voix synthétique et en retrait, en anglais, visait à se détacher d’un regard humain surplombant la nature. Cette voix devait rester flottante, presque étrangère au vivant.
“Votre prochain projet à la Villa Saigon s’annonce différent. Pouvez-vous nous en dire plus ?”
Son prochain travail est en préparation et se développera entre le Vietnam et le Cambodge, en collaboration avec Villa Marguerite Duras. Cette fois, le point de départ est le Mékong. L’artiste s’intéresse aux fleuves qui, dans certains pays, se voient reconnaître une personnalité juridique afin d’être protégés. Ce statut soulève des questions profondes sur la place du non-vivant dans nos systèmes politiques et symboliques. Inspiré par ces cas, il souhaite explorer la relation entre les communautés vivant le long du Mékong et le fleuve lui-même : comment ces populations perçoivent-elles ce cours d’eau ? Quelle dimension spirituelle, sociale ou politique entretiennent-elles avec lui ? Et comment les signes du changement environnemental se manifestent-ils dans leur quotidien ? En arrivant au Vietnam, il imaginait que la culture bouddhiste impliquerait un lien spirituel fort avec la nature. Sur place, il a découvert une réalité plus nuancée : le rapport à l’environnement est largement déterminé par les enjeux économiques et politiques contemporains. Il constate une forme de déconnexion entre spiritualité et environnement. Ce constat nourrit sa réflexion artistique: son travail vise à rouvrir ces espaces de dialogue, qu’il s’agisse d’une montagne, d’une pierre ou d’un fleuve.
Un film qui fait dialoguer science, art et public
Cette projection à Hô Chi Minh-Ville n’était pas qu’un moment de cinéma : c’était une invitation à réexaminer notre manière d’habiter la planète. En posant un regard sensible sur une simple pierre cristalline, le film ouvre des horizons nouveaux, où la connaissance, l’art et la perception dialoguent pour remettre en question nos certitudes. Un instant suspendu qui a permis au public de se confronter à l’inconnu, non pas dans un laboratoire, mais dans une salle obscure, celle où la pensée et l’imaginaire s’unissent pour créer d’autres possibles.
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