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De l’Extrême-Orient à la Grèce : quand le français unit trois amies d’enfance

Le chemin qui a mené à la rencontre d’Eleni, Zakira et Rithya Caroline était aussi fragile qu’improbable. Leurs ancêtres sont grecs, indiens et cambodgiens, mais c’est à Montréal, carrefour des francophonies, que leurs destins se sont rejoints. Pour elles, le français est devenu un pays imaginaire, celui des rêves, des héritages et du sentiment d’appartenance. Depuis leurs années de secondaire, leur amitié, tissée dans cette langue commune, n’a cessé de fleurir.

Eleni, Zakira et Rithya CarolineEleni, Zakira et Rithya Caroline
Les 3 amies - Eleni, Zakira (de dos) et Rithya Caroline, à droite - Photos Courtoisie
Écrit par Caroline Rithya Ky
Publié le 17 novembre 2025, mis à jour le 18 novembre 2025

 

 

C’est en 1988, sur les bancs du Collège international Marie-de-France, que leurs trajectoires se sont croisées. L’une venait d’une famille grecque, l’autre d’un héritage indien passé par Madagascar, la troisième d’un Cambodge meurtri par l’histoire. Rien ne semblait les rapprocher — sinon cette langue française qui, discrètement, avait façonné leur enfance et allait sceller leur amitié.

 

Le Collège International Marie-de-France à Montréal
Le Collège International Marie-de-France à Montréal

 

 

Eleni : quand la médecine mène à l’amour du français, de la France au Québec

C’est par son grand-père paternel que tout commence. Parti étudier la radiologie à Paris, il revient en Grèce avec son diplôme en main et les valises garnies de ses livres préférés d’auteurs français, tels que Balzac. Il transmet son amour de la langue française à son fils qui se destine aussi à la médecine et qui apprend le français par lui-même, nourri par les lectures ramenées par son père. Une fois son diplôme de médecine en poche, son père est obligé par la dictature en place (dite « la dictature des colonels ») de s’enrôler pour servir l’armée. Ne voulant pas servir ce régime, il cherche à faire sa résidence à l’étranger. 

Sur le chemin vers Winnipeg, où une place d'interne l’attend, lors d’une escale à Montréal, il tombe sous le charme de cette métropole vibrante qui réveille son amour pour la langue française.  Il se promet qu’un jour, dès qu’il pourra, il y aménagera avec sa famille. Après des séjours en Nouvelle-Écosse et au New Brunswick (où Eleni naquit) et à Ottawa, son vœu fut exaucé en 1977 quand il obtint un poste de pédiatre à Montréal.

 

Coup de cœur pour la langue vivante de Michel Tremblay 

Ses parents souhaitaient qu’Eleni étudie au Collège International Marie-de-France de par la réputation de l’établissement et la ressemblance de l’enseignement à celui prodigué en Grèce. Eleni garde de l’éducation dans le système français des souvenirs mitigés, notamment par le côté élitiste de l’institution et des commentaires cassants de certains professeurs, mais a un coup de cœur pour le livre « La grosse femme d’à côté est enceinte » de Michel Tremblay. Le français aux accents de joual de ce roman lui fait vivre la langue française organiquement et lui donne la sensation de se sentir à la maison. Clin d’œil du destin, elle vit aujourd’hui sur le Plateau Mont-Royal, quartier où se déroule la trame de l’histoire de ce roman mythique.

 

Partir pour mieux retrouver son chez-soi

Partie étudier dans des établissements anglophones et devenue enseignante d’anglais au Japon, elle vit ensuite à Vancouver où elle met le français entre parenthèses. Quand elle revient à Montréal en 2017, en entendant la langue de Molière fuser de toutes parts, Eleni se rend compte que le français lui a manqué et que sans cette langue, elle ne sent pas tout à fait chez elle.

Eleni a depuis élu domicile à Montréal, au cœur du Plateau Mont-Royal qu’elle affectionne particulièrement pour son côté vibrant, cosmopolite et où la langue française prend toute sa place.

Une lecture de chevet en français qu’elle recommanderait? « Le rocher de Tanios » de l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf dont la prose imagée et poétique l’enchante.

 

Cet extrait décrit de manière poignante toute l’ambivalence des départs et du sentiment d’être étranger sur leurs nouvelles terres que les ancêtres des trois amies ont dû vivre : 

« Ce n'est pas ainsi que se prend la décision de partir. On n'évalue pas, on n'aligne pas inconvénients et avantages. D'un instant à l'autre, on bascule. Vers une autre vie, vers une autre mort. Vers la gloire ou l'oubli. Qui ne dira jamais à la suite de quel regard, de quelle parole, de quel ricanement, un homme se découvre soudain étranger au milieu des siens ? Pour que naisse en lui cette urgence de s'éloigner, ou de disparaître. »

 

 

Zakira: quand la lecture du dictionnaire à la lumière des réverbères ouvre la porte à de brillantes études en génie

Née au Québec de parents nés à Madagascar, eux-mêmes d’origine indienne, Zakira a la double nationalité canadienne et française. Son père, francophile dès son plus jeune âge, lisait le dictionnaire à la lueur des réverbères de Madagascar. Brillant élève et meilleur de sa promotion, il part étudier le génie à Lyon en France. La famille de sa mère obtient la nationalité française à Madagascar, alors une colonie française, grâce à des démarches entamées sous la présidence de Charles de Gaulle. La famille choisit toutefois de s’établir à Montréal, ville aux francophonies joyeuses et épanouies, où Zakira naquit.

 

Le fil d’Ariane de ses exils – la langue française aux multiples couleurs

Le français c’est la langue maternelle de Zakira même si la langue de sa mère serait plutôt une langue de l’Inde si l’on se fie au lieu de naissance de sa mère, et que son prénom est d’origine arabe de par sa religion musulmane. Mais le français – ou devrait-on plutôt dire, les français (car elle a été exposée à toutes sortes de français : français, parisien, québécois et malgache, créole des départements d’outre-mer et français parlé en Afrique de l’Ouest, notamment) –, c’est la langue qui a formé son identité, façonné son cerveau, bercé son enfance et alimenté son imaginaire dès son plus jeune âge, au gré d’avides lectures surtout, notamment des romans d’Alexandre Dumas, des pièces de Racine et des poésies de Verlaine, Baudelaire, Lamartine et Vigny. Sans oublier les palpitantes aventures de Tintin ou de nos irréductibles Gaulois, Astérix et Obélix!

La francophonie, c’est ce qui a été le fil d’Ariane de Zakira lors de ses exils et ce qui a conduit ses parents à l’inscrire au Collège international Marie-de-France, car quand enfant, elle quitta momentanément le Québec pour se réchauffer sous des cieux plus cléments, elle dut fréquenter des écoles françaises. Elle poursuivit donc sa scolarité dans le système scolaire français à son retour au Québec pour maintenir une certaine continuité dans son cursus.

 

Le français – l’amour de sa vie. Les trésors intemporels de Dumas et de Gide

Amoureuse des langues, elle a aussi papillonné vers d’autres idiomes, mais sans jamais délaisser sa langue maternelle. Elle est aujourd’hui traductrice – vers le français, toujours, car malgré quelques amourettes sans conséquence, cette langue restera toujours l’amour de sa vie, la langue qui l’ancre et qui la décrit.

 

Les châteaux d'Alexandre Dumas
À gauche Chateau d'Alexandre Dumas par Moonik — CC BY-SA 3.0  - À droite Chateau d’If par Patricia.fidi —  Domaine public

 

Ses lectures de prédilection demeurent toujours Alexandre Dumas, dont elle affectionne particulièrement les romans à la belle prose enlevée et prônant des valeurs de loyauté et d’amitié et les poètes cités plus haut, ainsi qu’André Gide dont elle nous partage un trésor à lire avec recueillement, tiré des Nourritures terrestres :

« Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur.  Nos actes s’attachent à nous comme sa lueur au phosphore. Ils nous consument, il est vrai, mais ils nous font notre splendeur. Et si notre âme a valu quelque chose, c’est qu’elle a brûlé plus ardemment que quelques autres. Je vous ai vus, grands champs baignés de la blancheur de l’aube ; lacs bleus, je me suis baigné dans vos flots – et que chaque caresse de l’air riant m’ait fait sourire, voilà ce que je ne me lasserai pas de te redire, Nathanaël. Je t’enseignerai la ferveur.   Si j’avais su des choses plus belles, c’est celles-là que je t’aurais dites – celles-là, certes, et non pas d’autres.  Tu ne m’as pas enseigné la sagesse, Ménalque.  Pas la sagesse, mais l’amour. »

 

 

Rithya Caroline: francophiles depuis plus d’un siècle, des destins marqués par la traduction, la médecine, l’ingénierie et la diplomatie. 

Rithya Caroline est née à Neuilly-sur-Seine, en France, juste quelques mois après la prise du Cambodge par les sinistres Khmers rouges. Elle et sa famille doivent leur survie à la décision de son père, diplomate, d’être muté en Colombie peu avant les événements tragiques qui ont marqué son pays.  Elle est viscéralement francophone et francophile, car sa langue maternelle était le français, étant donné que sa mère dit avoir été scolarisée dans cette langue au Cambodge et à l’international (Genève, Suisse et New York, États-Unis), son père ayant été ambassadeur et représentant de l’ONU. Le cambodgien est sa seconde langue et utilisé seulement pour les communications avec ses parents. 

 

Un arrière-grand-père pionnier en psychiatrie et un grand-père ingénieur et ambassadeur à Paris

La francophilie remonte à très loin dans sa famille, car son arrière-grand-père maternel fut traducteur (du cambodgien au français et vice-versa) à la Cour, mais mourut prématurément, probablement empoisonné.

Son arrière-grand-père paternel, quant à lui, après avoir exercé la médecine quelque temps au Cambodge, s’engage comme volontaire dans les troupes d’outre-mer lors de la Première Guerre mondiale.

La paix revenue, il poursuit des études de psychiatrie à la faculté de médecine de Paris et est naturalisé quand il obtient son titre de docteur en psychiatrie en 1925. Après avoir exercé comme médecin-chef dans plusieurs asiles en France, il retourne en Indochine et fonde le premier hôpital psychiatrique au Cambodge.

Son fils aîné part également étudier en France au lycée Louis-le-Grand à Paris et ensuite à l’école Centrale, pour poursuivre une carrière dans le service public au Cambodge et à l’international, son dernier poste ayant été ambassadeur du Cambodge à Paris.

Ainsi, la mère de Rithya Caroline a été en fait citoyenne française de naissance et est devenue ressortissante cambodgienne par son mariage.

 

Le français aux accents lyriques de Lamartine, de Vigny et de Chateaubriand

Les parents de Rithya Caroline se délectèrent des lectures de Lamartine, de Vigny et de Chateaubriand. Les poèmes qu’affectionnent tout particulièrement son père, qui comme le père de Zakira, lisait à la lumière des réverbères, mais à Battambang, sont le Lac de Lamartine et la Mort du Loup d’Alfred de Vigny, qu’il récite encore, toujours aussi enchanté par ces vers poignants. L’auteur préféré de sa mère est Jean d’Ormesson, à la prose érudite, ensoleillée et passionnée. 

 

Le français — la clé vers des horizons enivrants et tremplin pour son expression

Rithya Caroline vit le français comme un souffle, un cocon, un abri, une maison où les mots vibrent et vivent. Un pays aux contrées infinies, qui la transporte vers des horizons toujours plus surprenants. Très tôt, elle « ressent » les mots, par la « sonorité » et la « vibration » qu’ils émettent. Elle écrit son premier journal intime à 7 ans, lit quelques textes à sa famille qui trouve ses textes drôles. Elle se rend compte qu’elle a le pouvoir de toucher avec ses mots, à semer un peu de bonheur et l’écriture en français sera par la suite toujours son phare, son moyen d’expression préféré, sa clé pour créer et entretenir des liens, pour célébrer ce qui la rend heureuse et pour mieux se connaître. 

Petite fille, elle est émerveillée par sa première bibliothèque municipale, lotie au sein du château Catinat dans le Val-d’Oise en France, comme un temple de trésors à découvrir.


 

Saint-Gratien - Chateau de Catinat
Saint-Gratien - Chateau de Catinat - Photo Wikipedia


 

Les livres comme des univers-îles

Ses premiers romans sont ceux de Marcel Pagnol et Alphonse Daudet. Elle lit aussi avec amusement Raymond Queneau (Exercices de style) et Jules Romain (Dr Knock). À l’adolescence, elle se plonge dans la série de romans des Rougon-Macquart d’Émile Zola, qui l’envoûtent pour leur richesse de détails historiques et leur souffle épique.

Son roman favori de cette saga familiale est « Au bonheur des dames », pour l’espoir et le courage incarnés par l’héroïne. C’est le livre qu’elle lit lors de son arrivée à Montréal, en 1988, où ses parents l’inscrivent au Collège international Marie-de-France.  

Un de ses autres livres de prédilection est les « Essais de Montaigne », qui la touche pour l’effort de l’auteur de se peindre honnêtement, sans fard et sans ambages et où le tout forme « un pêle-mêle où se confondent comme à plaisir les choses importantes et futiles, les côtés vite surannés et l’éternel. » 

Elle se délecte des lectures des livres de l’astrophysicien et du poète canadien Hubert Reeves « Patience dans l’azur » et « L’Heure de s’enivrer », qui lui révèlent la beauté ineffable de l’Univers et de la Nature.  


 

En route vers le français aux multiples rivages

Aujourd’hui, elle conserve toujours une montagne de livres sur ses tables de lecture, comme la promesse de nouveaux univers à découvrir ou à redécouvrir. Elle aimerait découvrir la littérature autochtone et de celles et ceux qui ont été déracinés d’une manière ou d’une autre et ont embarqué dans le fier navire de la langue française. Pour finir, elle nous partage un extrait d’un poème de Paul Valéry « Patience dans l’azur » qui est aussi le titre du livre d’Hubert Reeves cité plus haut : 

« Patience, patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr ! »


 

Un arbre de l’amitié fortement ancré au terreau de la francophonie et le bonheur des impromptus

Depuis l’éclosion de cette amitié, les trois amies se sont perdues de vue plusieurs décennies, ballottées par les remous de la vie, mais depuis qu’elles se sont retrouvées il y a quelques années, elles ne se quittent plus et ne cessent de correspondre, à propos de tout et de rien, s’échangent leurs lectures coups de cœur, et sont toujours aussi amoureuses de la langue française. 

Elles échangent à la manière des impromptus si bien décrits par André Comte-Sponville, pour le plaisir de converser dans la langue sur laquelle s’est forgée leur identité. À l’ère où l’IA rend la composition des textes quasi instantanés et où nous avons tendance à privilégier les communications immédiates, rapides et efficaces, elles se plaisent à choisir soigneusement leurs mots, comme l’on choisirait des couleurs pour brosser le tableau de leurs âmes et inspirations du moment. 

 

Un extrait d’impromptus d’André Comte-Sponville 
« Pourquoi écrit-on une lettre ? Parce qu’on ne peut ni parler ni se taire. La correspondance naît de cette double impossibilité, qu’elle surmonte et dont elle se nourrit. Entre parole et silence. Entre communication et solitude. C’est comme une littérature intime, privée, secrète — et le secret peut-être de la littérature. On s’écrit parce qu’on ne peut pas se parler : le plus souvent à cause de la distance, de la séparation, d’un espace que les paroles ne peuvent franchir (…) Nous écrivons nos lettres, non pour vaincre la mort, non pour vaincre le temps, mais pour habiter ensemble, autant que nous pouvons, malgré la séparation, malgré l’espace, le peu de temps qui nous est donné et commun. (…) Un vivant s’adresse à un vivant pour partager quelque chose, un événement ou une pensée, une émotion ou un sourire, presque rien souvent et c’est l’essentiel de nos vies, pour partager cette pauvreté que nous sommes, que nous vivons, qui nous fait et nous défait, avant que la mort nous prenne, pour ne pas renoncer, tant que nous respirons et quels que soient les kilomètres qui nous séparent, à la douceur de vivre ensemble, en tout cas en même temps, à la douceur de partager et d’aimer ».

 

Ainsi, les trois amies se laissent joyeusement emporter par des improvisations et la magie des mots et des tournures de cette langue française si riche que leurs ancêtres ont appris à aimer, « pour habiter ensemble l'essentielle solitude, l'essentielle séparation, l'essentielle et commune fugacité » comme dirait Comte-Sponville. 

Le jeu préféré de Rithya Caroline à jouer en compagnie de sa famille ? Le Scrabble, où elle se plaît à voir ses enfants découvrir des mots aux saveurs si variées, parfois récemment admis dans le dictionnaire car le français c’est organique, vivant et évolutif et chaque nouvelle génération s’y plaît à y laisser ses traces.

Récemment, elle propose à ses enfants de relire les grands classiques qui l’ont tant enthousiasmée adolescente, tels que les livres au souffle puissant d’Émile Zola. Elle-même s’y replonge avec délectation et redécouvre la prose évocatrice de son auteur préféré, témoin d’une époque de remous et de transitions. Elle se plaît à continuer à redécouvrir et apprendre des mots oubliés, plus rares ou étonnants.

Zakira quant à elle se plaît dans son métier de traductrice à trouver le bon mot, la tournure de phrases la plus fidèle à l’esprit du texte original, crée des fiches terminologiques et prodigue des recommandations linguistiques à son équipe de travail. 

Eleni continue d’adorer autant la langue française et souhaite se perfectionner par la relecture des classiques qui l’ont enchantée et se voit organiquement reliée à Montréal, qui l’enveloppe de ses vibrations francophiles, comme pour son père lors de sa soirée mémorable, le temps d’une salutaire escale. 

Et vous, comment le français a-t-il forgé votre identité, par quels méandres du destin est-il entré dans la vie de vos ancêtres et comment l’amour de cette langue vous a-t-il été transmis? Quels auteurs francophones vous ont-ils nourris de la « substantifique moelle » comme disait si bien Rabelais ?

 

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